15

Giordino fit décoller le Bell Bœing 609 d’affaires à la verticale au-dessus de la ville du Cap, en Afrique du Sud, sous un ciel bleu de Perse, peu après 4 heures du matin.

S’élevant comme un hélicoptère, ses deux turboréacteurs penchés à 90 degrés, les énormes hélices battant l’air tropical, l’appareil s’éleva verticalement jusqu’à ce que les rotors basculants soient à 150 mètres du sol. Alors Giordino modifia l’orientation des hélices pour passer en vol horizontal.

Le 609 pouvait accueillir jusqu’à neuf passagers, mais, pour ce voyage, il était vide, n’emportant qu’un équipement de survie fixé au plancher. Giordino avait affrété l’avion au Cap parce que le navire de recherches de la NUMA le plus proche était à plus de 1 200 milles de l’archipel Crozet.

Un hélicoptère n’aurait pas pu couvrir les 2 400 milles aller et retour sans faire le plein au moins quatre fois. Un avion normal à plusieurs moteurs, qui aurait pu couvrir la distance, n’aurait pas eu de place pour atterrir en atteignant l’île volcanique. Le modèle 609 à décollage vertical pouvait se poser où aurait pu le faire un hélicoptère et semblait donc l’appareil idéal pour ce travail.

Selon les caprices du vent, le vol pouvait se faire en quatre heures à l’aller comme au retour. Cependant il allait falloir surveiller de près le carburant. Même avec des réservoirs d’ailes modifiés, Giordino avait calculé qu’il n’aurait qu’une heure et demie de marge pour le vol de retour au Cap, ce qui n’était guère suffisant pour s’assurer un vol sans stress, mais il n’était pas du genre à jouer avec la sécurité.

Trente minutes plus tard, atteignant les 12 000 pieds et inclinant l’appareil en direction du sud-est, au-dessus de l’océan Indien, il atteignit la vitesse de croisière la plus appropriée pour économiser le carburant, surveillant l’anémomètre qui indiquait un peu moins de 300 milles à l’heure. Puis il se tourna vers le petit homme qui occupait le siège du copilote.

— Si tu as le moindre regret de participer à cette aventure de cinglés, dis-toi qu’il n’est pas trop tard pour changer d’avis. Rudi Gunn sourit.

— Je vais déjà avoir assez de problèmes pour t’avoir accompagné en douce quand l’amiral va s’apercevoir que je ne suis pas assis derrière mon bureau à Washington.

— Quelle excuse as-tu donnée pour disparaître pendant six jours ?

— J’ai dit au bureau que je partais en mer Baltique pour vérifier une épave sous-marine que la NUMA explore avec des archéologues danois.

— Et ce projet existe ?

— Tu parles ! répondit Gunn. Une flotte de navires vikings qu’un pêcheur a accrochée.

Giordino passa deux cartes à Gunn.

— Tiens, fais ton boulot de navigateur.

— Quelle est la taille de l’île Saint-Paul ?

— Environ cinq kilomètres carrés.

Gunn regarda Giordino à travers ses verres épais.

— Je prie pour que nous ne prenions pas la suite d’Amelia Earhart et de Fred Noonan, dit-il placidement.

Trois heures après le décollage, tout allait bien sur le plan du carburant grâce à un vent arrière de 5 nœuds. L’océan Indien disparut lentement tandis qu’ils pénétraient un ciel plein de nuages venant de l’est apportant des bourrasques de pluie et des turbulences. Giordino s’éleva au-dessus de nuages blancs et gonflés qui roulaient sous leurs ailes comme une mer orageuse, pour retrouver un air moins turbulent et un ciel plus bleu.

Giordino avait l’étrange capacité de pouvoir dormir dix minutes puis de s’éveiller très vite pour surveiller ses instruments et faire les rectifications nécessaires, suggérées par Gunn, avant de se rendormir. Cela lui arriva plusieurs fois, plus que Gunn ne prit la peine de compter, sans jamais que cette routine soit prolongée de plus d’une minute.

En réalité, ils ne risquaient ni de se perdre ni de rater l’île.

L’avion à décollage vertical transportait le dernier modèle de système de Guidage par Satellite (GPS). Alors que le GPS mesurait la distance jusqu’à une série de satellites, la latitude, la longitude et l’altitude étaient calculées et les données programmées dans l’ordinateur de l’avion, de sorte que Gunn pouvait déterminer le cap, la vitesse, le temps et la distance de leur destination.

Contrairement à Giordino, Gunn était insomniaque. Et aussi, comme le définissait Giordino, un éternel inquiet. Il n’aurait pas pu se détendre même allongé sous un palmier sur une plage de Tahiti. Il regardait constamment sa montre et vérifiait leur position tout en étudiant une photo aérienne de l’île.

Quand Giordino s’éveilla et regarda le tableau de bord, Gunn lui tapa sur le bras.

— Ne te rendors pas. Tu devrais commencer ta descente. J’ai calculé que l’île était à 40 milles droit devant.

Giordino s’aspergea le visage avec l’eau d’un bidon et poussa légèrement le volant de quelques centimètres. Lentement, l’avion d’affaires commença sa descente, retrouvant les turbulences des nuages. Ne pouvant rien voir, Giordino aurait pu se contenter de surveiller l’altimètre dont l’aiguille tournait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Mais il garda les yeux fixés sur la brume blanche tourbillonnant devant le pare-brise. Puis soudain, à 5 000 pieds, ils sortirent de sous les bourrasques et virent l’océan pour la première fois depuis trois heures.

— Beau travail, Rudi, le complimenta Giordino. Saint-Paul semble être à environ 5 milles devant nous, à moins de deux degrés sur tribord. Tu as mis le nez en plein dessus.

— Deux degrés, dit Gunn. Il faudra que je fasse mieux la prochaine fois.

Le mauvais temps derrière eux, les extrémités des ailes cessèrent de bouger. Giordino diminua les gaz et le grondement des moteurs fit place à un bourdonnement étouffé. La forte pluie avait cessé, mais des gouttelettes frappaient encore le pare-brise. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il mit en marche les essuie-glaces, en dirigeant le nez de l’appareil au-dessus des hautes falaises qui protégeaient l’île de la fureur impitoyable de la mer.

— Tu as choisi un endroit pour atterrir ? demanda Giordino en regardant la petite île et son unique montagne semblant surgir de la mer comme un cône géant.

Il n’y avait aucun signe de plage ni de champ dégagé, il ne vit que des côtes rocheuses et raides sur 360 degrés. Gunn porta une loupe à ses yeux.

— J’ai étudié chaque centimètre de ce truc et j’en conclus que c’est le pire terrain que j’aie jamais vu. Il n’y a que des tas de rochers, juste assez bons pour faire vivre un fabricant de graviers.

— Ne me dis pas que nous avons fait tout ce chemin pour retourner chez nous ? dit amèrement Giordino.

— Je n’ai pas dit qu’on ne pouvait pas atterrir. Le seul endroit plat de toute l’île est près du pied de la montagne, côté ouest. C’est à peine plus grand qu’une corniche d’environ 30 mètres.

Giordino parut horrifié.

— Même au cinéma, on ne fait pas atterrir les hélicos sur les flancs des montagnes.

— Là, sur la gauche, dit Gunn en montrant l’endroit. Ça n’a pas l’air aussi terrible que je le croyais.

Du point de vue de Giordino, le seul endroit plat accolé à la montagne ne paraissait pas plus large que le lit de sa caravane. Ses pieds jouèrent sur les pédales de caoutchouc tandis que ses mains guidaient le manche, corrigeant l’angle et le régime de la descente avec les gouvernes et les ailerons. Il se félicita que le vent fût de face, même s’il n’avait que quatre nœuds. Il apercevait des pierres éparpillées sur son minuscule terrain d’atterrissage, mais heureusement, aucune n’était assez grosse pour endommager le train. Il leva une main du volant et commença à manœuvrer les commandes des turboréacteurs, les passant de l’horizontale à la verticale, jusqu’à ce que l’appareil soit stationnaire comme un hélicoptère. Les hélices de gros diamètre commencèrent à faire voler les petites pierres et à brasser la poussière en nuages humides sous les roues.

Giordino volait maintenant au feeling, la tête baissée, un œil sur le sol qui approchait et l’autre sur l’abrupt de la montagne, à moins de 3 mètres du bout de son aile tribord. Puis il sentit un léger choc quand les pneus touchèrent la roche dégagée. L’avion à décollage vertical s’installa comme une oie grasse sur ses œufs non éclos.

Il poussa un soupir très profond et repoussa la manette des gaz avant d’arrêter les moteurs.

— On est arrivés, dit-il.

Le visage de chouette de Gunn s’illumina d’un sourire.

— En as-tu jamais douté ?

— De mon côté, il y a la montagne. Et du tien ?

Pendant l’atterrissage, l’attention de Gunn s’était concentrée sur la montagne et il regarda pour la première fois par la fenêtre tribord. À moins de 1,20 mètre de sa porte, la corniche tombait à angle aigu sur environ 250 mètres. Le bout de l’aile était loin, bien au-dessus du vide. Le sourire disparut de son visage et il tourna vers Giordino un masque pâle.

— Ce n’était pas aussi large que je le pensais, murmura-t-il d’un air penaud. Giordino défit sa ceinture de sécurité.

— As-tu trouvé une route pour aller à la crypte ? Gunn prit la photo aérienne et montra un petit canyon au-dessus de la côte.

— C’est le seul chemin que les chasseurs ont pu emprunter pour entrer dans l’île et escalader la montagne. Pitt dit que, selon le journal de bord du navire, le colonel et ses amis ont escaladé la moitié de la montagne. Nous sommes à peu près à ce niveau-là.

— Dans quelle direction est le ravin ?

— Vers le sud. Et, pour répondre à ta prochaine question, nous sommes sur la face ouest. Avec un peu de chance, nous n’aurons pas plus de 1500 mètres à couvrir, en espérant que nous pourrons tomber sur l’ancienne route dont a parlé le colonel.

— Dieu soit loué pour les petites îles, murmura Giordino. Peux-tu apercevoir la vieille route sur ta photo ?

— Non, aucun signe.

Ils défirent les cordes retenant l’équipement de survie et mirent leur sac à dos. La pluie tombait à nouveau en trombes, aussi enfilèrent-ils un imperméable sur leurs vêtements et des bottes. Une fois prêts, ils ouvrirent la porte passagers et sautèrent sur le sol rocailleux. Au-delà de la corniche, il y avait un précipice abrupt et au-delà du précipice, rien que l’océan Indien et ses eaux grises couleur d’étain. Par précaution, ils arrimèrent l’avion à plusieurs énormes rochers.

Sous le ciel menaçant, l’île paraissait encore plus morne et désolée. Gunn, qui voyait mal à travers la pluie, fit signe à Giordino de marcher en tête, lui indiquant la direction qu’il souhaitait prendre. Ils partirent en diagonale de la pente, restant en deçà des plus gros rochers où le sol était plus plat et plus ferme sous leurs pas.

Ils s’échinèrent, traversant de petites corniches et d’étroites crevasses, essayant de marcher droit sans recourir à leur équipement d’escalade, talent pour lequel ni l’un ni l’autre n’était particulièrement doué.

Giordino paraissait insensible à la fatigue. Son corps puissant et épais grimpait les rochers avec régularité. Gunn n’avait pas de problème non plus. Il était nerveux et bien plus solide qu’il ne le paraissait. Cependant, il commença à perdre du terrain sur  un Giordino impassible, non parce qu’il était fatigué, mais parce qu’il devait s’arrêter souvent pour essuyer ses lunettes.

À mi-chemin du flanc ouest de la montagne, Giordino fit une halte.

— Si ton estimation est bonne, la route de pierre ne devrait pas être loin, un peu plus haut ou un peu plus bas.

Gunn s’assit, s’appuyant contre une roche volcanique, et jeta un coup d’œil à la photo, maintenant cornée et humide.

— Si l’on suppose que le colonel a pris le chemin de moindre résistance depuis le ravin, il a dû grimper la montagne à environ 30 mètres en dessous de nous.

Giordino s’accroupit, posa ses mains sur ses genoux et scruta le bas de la pente. Il parut fasciné un long moment puis se tourna et regarda Gunn bien en face.

— Je le jure devant Dieu, je ne sais pas comment tu t’y prends.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— À moins de 9 mètres de l’endroit où nous sommes, il y a une étroite route pavée.

Gunn regarda par-dessus le bord. Presque à portée de main, il vit une route, ou plutôt un chemin de 1,20 mètre de large, recouvert de pierres depuis bien longtemps usées par les intempéries. Des glissements de terrain avaient emporté presque toute la partie inférieure. Dans les fissures entre les pierres se trouvait une plante étrange. On aurait dit des laitues poussant très près du sol.

— Ce doit être la route décrite par le colonel anglais, dit Gunn.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc bizarre, là ?

— Du chou de Kerguelen. Il produit une huile acre et on peut le manger, cuit, comme légume.

— Tu comprends maintenant pourquoi on ne distinguait pas la route sur la photo ? Elle était cachée par les choux !

— Oui, je comprends, en effet.

— Comment est-il arrivé sur cette île du bout du monde ?

— Probablement par son pollen, porté par le vent.

— Dans quelle direction veux-tu suivre la route ? Gunn suivit des yeux les pierres plates aussi loin qu’il le put, de haut en bas, jusqu’à ce qu’il les perde de vue.

— Le colonel a dû tomber sur la route par notre droite. Plus bas, elle a probablement été détruite par l’érosion et les glissements de terrain. Étant donné qu’il aurait été ridicule de prendre la route à partir du sommet et de la redescendre, la crypte doit être cachée un peu plus haut sur la pente. Alors, on prend à gauche et on grimpe.

Marchant avec précaution sur les roches volcaniques un peu branlantes, ils atteignirent bientôt les pierres plates disposées avec soin et commencèrent à monter la côte. Le passage plat fut un soulagement bienvenu, mais il en allait autrement des glissements de terrain. Ils durent en traverser deux, chacun de 30 mètres de large au moins. Ils avançaient lentement. Les roches étaient découpées et tranchantes. Qu’ils glissent et leurs corps tomberaient tout au long de la pente, prenant de la vitesse avant de passer par-dessus les falaises et de tomber dans la mer.

Après avoir négocié un dernier obstacle, ils s’assirent pour se reposer. Giordino prit un chou et le lança vers le bas de la colline, le regardant rebondir et se déchirer. Il le perdit de vue et ne le vit pas tomber dans l’eau comme un boulet de canon. Au lieu de s’améliorer, l’atmosphère se refroidit et s’épaissit. Les rafales de vent prirent de la vigueur, giflant leurs visages de pluie. Malgré leur équipement contre le mauvais temps, l’eau trouvait le moyen de pénétrer dans leur cou et de tremper leurs vêtements.

Gunn lui passa une Thermos de café, bouillant à leur départ et tiède maintenant. Pour déjeuner, ils avalèrent quatre barres de céréales. Ils ne se sentaient pas encore trop mal, mais ça n’allait sûrement pas tarder.

— On doit être tout près, dit Gunn, regardant avec des jumelles, il n’y a aucune trace d’une longue cicatrice continuant dans la montagne au-delà du gros rocher, là-bas.

Giordino regarda le rocher énorme qui surplombait la pente.

— La crypte a intérêt à être de l’autre côté, grogna-t-il. Je ne tiens pas à être coincé ici quand il fera nuit.

— Ne t’inquiète pas. Nous avons presque douze heures de jour, dans cet hémisphère.

— Je viens de penser à quelque chose.

— Quoi donc ? demanda Gunn.

— Nous sommes les deux seuls humains à deux milles à la ronde.

— Voilà une pensée rassurante.

— Qu’arrivera-t-il si nous avons un accident ou si nous nous blessons au point de ne pas pouvoir repartir ? Même si nous le voulions, je n’oserais pas décoller avec un vent pareil.

— Sandecker enverra une mission de secours dès que nous le préviendrons de notre situation. (Gunn sortit de sa poche un téléphone Globalstar.) Il est à portée de voix avec ça.

— Pendant ce temps, nous n’aurons pour subsister que ces choux à la manque. Non, merci.

Gunn secoua la tête avec résignation. Giordino était un râleur chronique et pourtant, c’était le meilleur homme du monde quand la situation était mauvaise. Ni l’un ni l’autre n’avait peur. Tout ce qui les inquiétait, c’était de rater leur coup.

— Quand nous serons entrés dans la crypte, dit Gunn à haute voix pour être entendu malgré le vent, nous serons à l’abri de l’orage et nous pourrons nous sécher.

Giordino n’avait pas besoin qu’on le pousse.

— Alors, bougeons-nous de là, dit-il en se levant. Je commence à me sentir comme une serpillière dans un seau d’eau sale.

Sans attendre Gunn, il se dirigea vers le rocher surplombant de 50 mètres l’ancienne route. La pente s’accentuait et devenait falaise au-dessus d’eux. Une partie de la route s’était effondrée et ils durent trouver leur chemin avec précaution au-delà du rocher. Dès qu’ils l’eurent contourné, ils découvrirent l’entrée de la grotte sous une arche construite par des hommes. L’ouverture était plus petite qu’ils ne l’avaient imaginée – à peu près 1,80 mètre de haut et 1,20 mètre de large – la même largeur que le chemin. Elle béait, obscure et sinistre.

— La voilà, exactement comme l’a décrite le colonel, dit Gunn.

— L’un de nous est supposé crier « Eurêka ! », s’exclama Giordino, heureux d’être enfin délivré de la pluie et du vent.

— Je ne sais pas ce que tu en penses, mais je vais me débarrasser de mon ciré et de mon sac à dos pour être un peu plus à mon aise.

— Je te suis.

Ils eurent bientôt enlevé leur sac et leur équipement imperméable, qu’ils posèrent dans le tunnel pour les reprendre au retour, avant de revenir à l’avion. Ils sortirent des lampes de poche de leurs sacs, burent une dernière gorgée de café et commencèrent à s’enfoncer dans la voûte souterraine. Les murs étaient lisses, sans creux ni bosses. L’endroit était étrange, surtout à cause de l’obscurité inquiétante et du vent qui soufflait d’une voix caverneuse.

Ils avancèrent, mi-curieux mi-mal à l’aise, suivant les faisceaux de leurs lampes, se demandant ce qu’ils allaient trouver. Enfin, le tunnel s’ouvrit sur une chambre carrée. Giordino se raidit et son regard se figea quand sa lampe éclaira les os décharnés d’un pied, d’une hanche, puis d’une cage thoracique et d’une colonne vertébrale reliée à un crâne où l’on distinguait encore des traces de cheveux roux. Des lambeaux de vêtements étaient encore attachés aux os.

— Je me demande comment ce pauvre diable est arrivé ici, dit Gunn, paralysé.

Giordino balaya la pièce de sa lampe, illuminant un petit âtre, divers outils et des meubles. Tout cela paraissait fait à la main, de bois et de roche volcanique. On voyait aussi des restes de peau de phoque et une pile d’os, dans le coin opposé.

— Si j’en juge par la coupe de ce qui reste de ses vêtements, je dirais qu’il s’agit d’un marin en fuite, un naufragé échoué sur cette île, Dieu sait combien de temps avant sa mort.

— C’est bizarre que le colonel n’en ait pas parlé, remarqua Gunn.

— Le Madras a fait une escale imprévue pour se ravitailler en eau après avoir été détourné loin de la route navigable normale en 1779. Cette pauvre âme a dû arriver plus tard. Aucun autre navire ne s’est arrêté sur l’île depuis cinquante ou cent ans.

— J’ai du mal à imaginer combien ça a dû être dur pour lui, isolé sur ce gros rocher volcanique battu par la pluie, sans espoir d’être sauvé et sachant qu’il mourrait seul.

— Il a fait un trou pour le feu, remarqua Giordino. À ton avis, quel genre de bois a-t-il pu employer ? Il n’y a guère que des buissons et des broussailles sur l’île.

— Il a dû brûler les quelques broussailles qu’il a pu arracher…

Gunn s’interrompit, mit un genou à terre et passa la main dans les cendres jusqu’à ce qu’il tombe sur quelque chose. Il en sortit ce qui ressemblait à un jouet, un chariot d’enfant avec deux chevaux presque consumés.

— Les objets d’art ! dit-il sombrement. Il a dû brûler les objets qui contenaient du bois pour se tenir chaud.

Gunn dirigea sa lampe vers Giordino et vit l’ombre d’un sourire sur son visage.

— Qu’est-ce que tu trouves si drôle ?

— Je réfléchissais, songea Giordino. Combien de ces affreux choux crois-tu que ce pauvre type a mangés ?

— Tu ne sauras pas à quoi ça ressemble avant d’en avoir goûté un.

Giordino éclaira les murs, révélant le même type d’inscriptions que celles qu’il avait vues dans la crypte de Telluride. Au centre de la pièce s’élevait un piédestal d’obsidienne noire sur lequel avait dû reposer le crâne avant que le colonel anglais ne l’emporte. Le faisceau révéla aussi un affaissement de roches qui s’étaient répandues dans le coin le plus reculé de la grotte.

— Je me demande ce qu’il y a de l’autre côté de ce tas de pierres.

— Un autre mur ?

— Peut-être et peut-être pas.

La voix de Gunn contenait une vague certitude. Giordino avait appris depuis longtemps à se fier à l’intelligence et au génie intuitif du petit Rudi Gunn. Il le regarda.

— Tu crois qu’il y a un autre tunnel de l’autre côté ?

— En effet.

— Nom de Dieu ! siffla Giordino entre ses dents. Nos copains de Telluride ont dû passer ici avant nous.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Giordino promena sa lumière sur l’amas de pierres.

— C’est leur modus operandi. Ils ont la passion maniaque de faire sauter les tunnels.

— Je ne crois pas. Cet amoncellement me paraît vieux, très vieux si l’on considère la poussière qui s’est amoncelée entre les roches. Je parierais ma prime de Noël que cet éboulement s’est produit des siècles avant que le colonel et même le vieux naufragé n’aient mis les pieds ici. Ni l’un ni l’autre n’a eu la curiosité de creuser pour voir ce qu’il y a de l’autre côté.

Gunn se glissa jusqu’à la pile de rochers et y promena le faisceau de sa lampe.

— Cela me paraît naturel. Ce n’est pas un gros éboulement. Je pense que nous pourrions avoir une chance de passer à travers.

— Je ne suis pas sûr d’en avoir la force.

— Tais-toi et creuse !

Comme ils le découvrirent, Gunn avait raison. La chute de pierres n’était pas importante. Malgré ses rouspétances, Giordino travailla comme un mulet. De loin le plus fort des deux, il enleva les roches les plus lourdes tandis que Gunn dégageait les plus petites. Il y avait une détermination farouche dans ses mouvements tandis qu’il ramassait et soulevait des pierres énormes comme s’il ne s’agissait que de liège. En moins d’une heure, ils avaient dégagé un passage assez large pour y passer en rampant.

Parce qu’il était le plus petit, Gunn y entra le premier. Il fit une pause pour regarder autour de lui.

— Qu’est-ce que tu vois ? demanda Giordino.

— Un couloir menant à une autre chambre, à moins de six mètres.

Puis il se faufila à l’intérieur. Il se releva, se brossa et dégagea quelques pierres supplémentaires de l’autre côté afin que les larges épaules de Giordino passent plus facilement. Ils hésitèrent un instant, éclairant de leurs lumières réunies la pièce devant eux, apercevant d’étranges reflets.

— Je suis content de t’avoir écouté, dit Giordino en avançant lentement.

— Je reçois des vibrations positives. Je te parie dix sacs que personne ne nous a battus sur ce coup-là.

— J’ai beau être sceptique, je pense que tu as raison.

Avec un peu d’appréhension maintenant et un sentiment croissant d’inquiétude, ils entrèrent dans la seconde chambre et balayèrent les murs et le plafond de leurs torches. Il n’y avait là aucune inscription, mais la vue étonnante que révélèrent les faisceaux jaunâtres les paralysa. Devant eux se trouvaient vingt silhouettes momifiées, assises toutes droites sur des sièges de pierre taillés dans le rocher. Les deux qui faisaient face à l’entrée étaient placées sur une plate-forme surélevée. Les autres étaient groupées sur les côtés, formant un fer à cheval.

— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? murmura Giordino, s’attendant presque à voir des fantômes cachés dans l’ombre.

— Nous sommes dans une tombe, répondit Gunn, mal à l’aise. Très ancienne, si l’on en juge par les vêtements.

Les momies et les cheveux noirs sur leurs crânes étaient remarquablement bien conservés. Les traits de leurs visages étaient parfaitement intacts, de même que leurs vêtements de tissus dont les teintes rouges, bleues et vertes se discernaient encore. Les deux momies du fond occupaient des sièges de pierre finement sculptés de toutes sortes d’animaux marins. Leurs parures semblaient plus richement tissées et colorées que les autres. Des bandeaux de cuivre délicatement gravés et sertis de ce que Gunn reconnut comme des turquoises et des opales noires enserraient leurs fronts. De grands chapeaux coniques reposaient sur leurs têtes. Elles portaient de longues tuniques élaborées, ornées de délicats coquillages, de disques d’obsidienne polie et de cuivre cousus en motifs exotiques du col à l’ourlet. Toutes avaient aux pieds des bottes en cuir travaillé, qui montaient à mi-mollet.

Ces deux personnages étaient, de toute évidence, de plus haut rang que les autres. Le squelette de gauche était plus large que celui de droite. Bien que toutes les momies aient porté les cheveux longs pendant leur vie, il était facile de différencier les hommes des femmes. Les mâchoires des hommes et leurs arcades sourcilières étaient plus proéminentes. Curieusement, leurs couronnes ou bandeaux avaient la même taille, comme s’ils disposaient d’un égal pouvoir. Tous les hommes étaient assis à la droite du personnage central, en une ligne faisant un angle. Tous portaient les mêmes vêtements quoique moins élégamment tissés et moins chargés en turquoises et en opales noires. Le même schéma s’appliquait aux femmes à la gauche de la momie la plus ornée. Une ligne de lances magnifiquement polies, munies de pointes d’obsidienne, étaient empilées contre un des murs. Aux pieds de chaque squelette, on avait déposé des bols de cuivre, des tasses et des cuillers assorties.Les bols et les cuillers avaient des trous dans lesquels étaient passées des lanières de cuir, sans doute pour qu’on puisse les suspendre au cou ou à l’épaule, ce qui indiquait que ces gens portaient toujours leur vaisselle personnalisée sur eux. De jolies poteries, bien polies et décorées de délicates formes géométriques peintes à la main, étaient posées près des sièges de pierre et des urnes emplies de feuilles desséchées et de fleurs qui avaient dû être aromatiques à l’époque où les morts avaient été ensevelis. Elles étaient sans conteste l’œuvre d’artisans très habiles.

Gunn étudia les momies de près. Il fut stupéfait par l’art de l’embaumeur, bien supérieur à celui des Égyptiens.

— Aucun signe de mort violente. On dirait qu’ils se sont tous éteints dans leur sommeil. J’ai du mal à croire qu’ils soient tous venus dans cet endroit pour mourir ensemble, seuls et oubliés.

— Quelqu’un a dû rester vivant pour les installer sur les sièges, observa Giordino.

— C’est vrai, répondit Gunn en faisant un mouvement de la main englobant toute la pièce. Remarque qu’aucun n’est dans la même position. Certains ont les mains sur les cuisses, d’autres les ont posées sur les accoudoirs de leur siège. Le roi et la reine, ou quel que soit leur rang dans la vie, reposent leur tête sur une main levée, comme pour contempler leur destin.

— Tu me la joues théâtrale ! murmura Giordino.

— Ne te sens-tu pas comme Howard Carter quand il a jeté un premier coup d’œil dans la tombe de Toutankhamon ?

— Howard a eu de la chance. Il a trouvé quelque chose que nous n’avons pas.

— Quoi donc ?

— Regarde autour de toi. Ni or ni argent. Si ces gens appartenaient à la famille de Toutankhamon, c’étaient des parents pauvres. On dirait que le cuivre était leur métal le plus précieux.

— Je me demande quand ils sont venus chercher ici leur dernier refuge, dit rêveusement Gunn.

— Tu ferais mieux de te demander pourquoi. Bon. Je vais chercher l’appareil photo dans mon sac pour prendre des souvenirs de cet endroit avant de rentrer chez nous. Ça dérange mon estomac délicat de me promener dans des cryptes sépulcrales.

Au cours des cinq heures suivantes, tandis que Giordino photographiait chaque recoin de la pièce, Gunn décrivit ce qu’il voyait avec un luxe de détails sur un petit magnétophone. Il fit aussi la liste de tous les objets dans un carnet. Ils ne touchèrent à rien et laissèrent tout en place. Leur démarche n’était peut-être pas aussi scientifique qu’aurait pu l’être celle d’une équipe d’archéologues, mais, pour des amateurs agissant dans des conditions difficiles, ils firent de l’excellent travail. Ils laissaient à d’autres, les experts en Histoire, le soin de résoudre les mystères et d’identifier les occupants de la tombe.

Il était tard dans l’après-midi quand ils terminèrent. Après être revenu dans la pièce du marin naufragé, Gunn remarqua que Giordino n’était pas avec lui. Il retourna à l’endroit où le plafond du tunnel s’était effondré et trouva son ami en train de remettre vigoureusement les pierres en place pour le fermer efficacement.

— Pourquoi fais-tu ça ? demanda-t-il.

Giordino s’arrêta pour le regarder, la sueur coulant sur son visage plein de poussière.

— Je n’ai pas l’intention de laisser à un autre un billet d’entrée gratuit. Si quelqu’un veut entrer dans la tombe après moi, il devra travailler comme nous l’avons fait.

Les deux hommes couvrirent en un temps très rapide le chemin du retour. Bien que la pluie et le vent aient considérablement diminué et qu’ils aient à descendre la plus grande partie de la route, il leur fallut escalader les cinquante derniers mètres. Ils n’étaient pas loin de l’appareil à décollage vertical, négociant un étroit rebord, quand soudain une colonne de flammes orange s’éleva comme un éclair dans l’air humide. Il n’y eut ni coup de tonnerre ni explosion assourdissante. Le bruit ressembla davantage à une fusée de feu d’artifice éclatant dans une boîte de métal. Puis, aussi vite qu’elle avait explosé, la boule de feu s’éteignit, laissant une colonne de fumée qui monta en spirale vers les nuages sombres.

Giordino et Gunn regardèrent, impuissants et choqués, l’avion s’ouvrir comme un melon lâché d’une grande hauteur sur un trottoir. Des débris furent catapultés et éparpillés, les restes fumants de l’appareil dégringolèrent la pente, semant de tous les côtés des morceaux métalliques qui filèrent sur les falaises et allèrent s’écraser dans les rouleaux battant le pied de l’île.

Le grincement de tôle déchirée contre les rochers finit par s’arrêter. Les deux hommes restèrent figés un long moment sans parler. Gunn était comme foudroyé, refusant de croire ce qu’il voyait. La réaction de Giordino fut à l’opposé. Il était fou de rage, hors de lui, les poings serrés, le visage blanc de fureur.

— Impossible, murmura enfin Gunn. Il n’y a aucun bateau en vue, aucun endroit où poser un autre avion. Il est impossible que quelqu’un ait pu placer une bombe dans l’avion et s’échapper sans que nous le sachions !

— La bombe a été placée dans l’avion avant notre décollage, au Cap, dit Giordino d’une voix glacée. Posée et réglée pour exploser pendant notre voyage de retour.

Gunn le regarda avec stupeur.

— Ces heures que nous avons passées à examiner la crypte…

… nous ont sauvé la vie. Les tueurs, quels qu’ils soient, n’ont pas imaginé que nous puissions trouver quelque chose de très intéressant ni passer plus d’une heure ou deux à visiter les lieux. Alors ils ont réglé leur détonateur quatre heures trop tôt.

— Je ne peux pas croire que quelqu’un ait vu cette chambre depuis le naufrage.

— Certainement pas nos copains de Telluride, sinon ils auraient démoli la première chambre. Quelqu’un a laissé filtrer la nouvelle de notre vol sur l’île Saint-Paul et nous leur avons montré la voie. Maintenant, ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’ils viennent étudier les inscriptions de la première chambre.

Le cerveau de Gunn faisait de son mieux pour s’adapter aux nouvelles circonstances.

— Il faut avertir l’amiral de notre situation.

— Fais-le en code, conseilla Giordino. Ces types sont forts. Je te parie qu’ils ont un moyen d’écouter les conversations par satellite. Il vaut mieux les laisser croire que nous nourrissons les poissons au fond de l’océan Indien.

Gunn sortit son Globalstar et allait composer un numéro quand il pensa soudain :

— Suppose que les tueurs se pointent avant les sauveteurs de l’amiral ?

— Alors, nous ferions aussi bien de nous entraîner à lancer des pierres parce que c’est la seule défense dont nous disposions. Presque tristement, Gunn regarda le paysage pierreux.

— Eh bien, dit-il d’une voix sans expression, au moins, nous ne risquons pas de manquer de munitions.

16

Le Polar Storm, avec ses scientifiques et son équipage, s’était frayé un chemin autour de la péninsule antarctique et à travers la mer de Weddell quand arriva le message de Sandecker ordonnant au commandant Gillespie de mettre temporairement en suspens l’expédition. Il devait quitter immédiatement la banquise et naviguer rapidement vers la côte de Prince-Olaf. Là, il devait mettre en panne et attendre, au large de la station de recherches japonaise Syowa, de nouveaux ordres. Gillespie appela son chef mécanicien et l’ensemble des marins de la salle des machines, leur demandant de pousser le gros brise-glace de recherches au maximum. Ils réussirent presque l’impossible en atteignant vingt nœuds. Ce qui était très impressionnant si l’on considérait que la vitesse maximale prévue par ses concepteurs, vingt-deux ans auparavant, était de dix-huit nœuds.

Il était heureux que son vieux navire ait atteint la zone du rendez-vous avec huit heures d’avance. L’eau était trop profonde pour jeter l’ancre ; aussi conduisit-il le brise-glace sur le bord extérieur de la banquise, avant d’ordonner la mise en panne. Gillespie fît alors savoir à Sandecker que son navire était arrivé à l’endroit prévu et attendait les ordres.

— Préparez-vous à accueillir un passager, lui dit-on en guise de réponse.

L’attente donna à chacun le temps de finir le travail inachevé. Les scientifiques étudièrent et saisirent leurs notes sur les ordinateurs de bord, tandis que l’équipage achevait les réparations de routine sur le navire.

Ils n’attendirent pas longtemps.

Le matin du cinquième jour depuis qu’ils avaient quitté la mer de Weddell, Gillespie étudiait la couche de glace à la jumelle quand il aperçut un hélicoptère qui émergeait lentement de la brume glacée de l’aube. L’appareil se dirigeait droit vers le Polar Storm, il ordonna à son second d’accueillir l’appareil sur le pont d’atterrissage, à l’arrière du navire.

L’hélicoptère fit du surplace quelques secondes puis descendit vers le pont. Un homme portant une mallette et un petit sac de voyage sauta par la porte ouverte et s’adressa au second de Gillespie. Puis il se tourna et fit un signe d’adieu au pilote qui l’avait amené. Les lames du rotor accélérèrent leurs battements et l’appareil s’éleva dans le froid. Il se préparait à rentrer à la base après avoir laissé Pitt sur le pont du Polar Storm.

— Salut, Dan, dit-il avec chaleur au commandant. Je suis content de te voir.

— Dirk ! D’où sors-tu ?

— Un jet de l’Air Force m’a amené de Punta Arenas, sur le détroit de Magellan, à la station de recherches japonaise, non loin d’ici. Ils ont eu la gentillesse de me conduire jusqu’au navire avec leur hélico.

— Qu’est-ce qui t’amène dans l’Antarctique ?

— Un petit projet de recherche, un peu plus loin sur la côte.

— Je savais bien que l’amiral avait quelque chose en tête. Il s’est montré très secret et il ne m’a pas dit que tu allais venir.

— Il a de bonnes raisons.

Pitt posa sa mallette sur la table des cartes, l’ouvrit et tendit à Gillespie un papier portant un jeu de coordonnées.

— C’est notre destination.

Le commandant étudia les coordonnées et la carte nautique correspondante.

— La baie de Stefansson, dit-il. Ce n’est pas loin, sur la côte de Kemp, près des îles Hobbs. Il n’y a rien de très intéressant là-bas. C’est l’endroit le plus désolé que j’aie jamais vu. Que cherchons-nous ?

— Une épave.

— Une épave sous la glace ?

— Non, dit Pitt avec un petit sourire. Une épave dans la glace.

La baie de Stefansson semblait encore plus déserte et désolée que Gillespie l’avait décrite, surtout sous un ciel de nuages noirs comme du charbon et avec une mer maussade de glace menaçante. Le vent mordait comme les dents aiguës d’une anguille et Pitt commença à penser à l’effort physique nécessaire pour traverser la plaque de glace pour atteindre la rive du continent. Puis il sentit une poussée d’adrénaline à l’idée de découvrir un navire dont le pont n’avait pas été foulé depuis 1858.

Serait-il encore là, comme Roxanna Mender et son mari l’avaient découvert près d’un siècle et demi auparavant ? Avait-il été écrasé par la glace ou bien rejeté à la mer, où il aurait finalement coulé dans les eaux froides et profondes ?

Pitt trouva Gillespie sur l’aile de pont, scrutant à la jumelle un objet invisible au loin, dans la vaste étendue de l’iceberg.

— Tu cherches des baleines ? demanda-t-il.

— Non, des U-boats, répondit Gillespie du tac au tac.

 Pitt se dit que le commandant plaisantait.

— Il n’y a guère de bandes de loups, par ici.

— Je n’en cherche qu’un, dit Gillespie en gardant les jumelles devant ses yeux. L’U-2015. Il suit notre sillage depuis que nous avons failli nous heurter, il y a une dizaine de jours.

— Tu parles sérieusement ? dit Pitt en se demandant s’il avait bien entendu. Gillespie reposa enfin ses jumelles.

— Tout à fait sérieusement.

Il raconta alors sa rencontre avec l’U-boat.

— Je l’ai identifié à partir d’une vieille photo que j’ai dans la bibliothèque. Je n’ai aucun doute là-dessus. C’est bien un U-boat. Ne me demande pas comment il a survécu à toutes ces années, ni pourquoi il nous suit. Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’il est dans le coin.

Au fil des ans, Pitt avait travaillé sur au moins quatre projets avec le commandant Gillespie. C’était un des plus fiables de la flotte des navires de recherches de la NUMA, il le savait. Dan Gillespie n’était ni un excentrique, ni un fabulateur. Sobre et ferme, il n’avait jamais eu dans son dossier aucun reproche, ni aucun accident sur le pont.

— Qui pourrait croire qu’après toutes ces années… Pitt se tut, ne sachant trop quoi dire.

— Inutile d’être télépathe pour deviner que tu me crois bon pour la camisole de force, dit honnêtement Gillespie. Mais je peux prouver ce que j’avance. Mlle Evie Tan, qui est à bord afin d’écrire une histoire de l’expédition pour un magazine national, a pris des photos du sous-marin quand nous avons failli le heurter.

— Est-ce que tu sais où il est en ce moment ? demanda Pitt. As-tu aperçu un périscope ou un schnorchel ?

— Il joue les timides et reste au fond, répondit Gillespie.

— Alors, comment peux-tu être certain qu’il est là ?

— Un de nos scientifiques a descendu un micro acoustique sous-marin par-dessus bord – il s’en sert pour enregistrer les baleines. Nous avons traîné l’équipement d’écoute à un quart de mille derrière le navire. Ensuite j’ai arrêté les moteurs et dérivé. Il ne s’agit pas d’un sous-marin moderne d’attaque nucléaire, qui peut rester silencieux en profondeur. Nous avons relevé le battement de ses moteurs aussi clairement que l’aboiement d’un chien.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, mais, à votre place, j’aurais tiré un ballon météo avec un magnétomètre attaché. Gillespie se mit à rire.

— Pas une mauvaise idée non plus. Nous avons pensé à un scanner latéral, mais il aurait fallu avoir tes capteurs en même temps pour une bonne lecture et ça nous a paru trop compliqué. J’espérais que, maintenant que tu es là, nous pourrions trouver quelques réponses.

Un signal d’alarme se déclencha dans le cerveau de Pitt. Il commençait à se demander s’il n’était pas passé dans la quatrième dimension. Envisager un rapport entre les assassins du Quatrième Empire et un antique U-boat était tout simplement surréaliste. Et cependant, rien de toute cette incroyable énigme n’avait de sens.

— Préviens l’amiral, ordonna Pitt. Dis-lui que nous avons besoin d’aide.

— Doit-on l’embêter avec ça ? dit Gillespie en pensant au sous-marin. Ou devons-nous repartir d’où nous venons, vite fait, et jouer au chat et à la souris ?

Pitt fit un léger signe négatif de la tête.

— Je crains que notre fantôme ne doive attendre. Notre priorité, c’est de trouver le Madras.

— C’est son nom ?

— Oui. C’était un Indiaman, perdu en 1779.

— Et tu crois qu’il est bloqué dans la glace quelque part sur la côte ? demanda Gillespie d’un air dubitatif.

— J’espère qu’il y est encore.

— Qu’y a-t-il à bord qui soit si important pour la NUMA ?

— Des réponses à une très ancienne énigme.

Gillespie ne demanda pas d’explication supplémentaire. Si Pitt ne pouvait lui dire que cela, il l’acceptait. Sa responsabilité ne concernait que le navire et l’équipage qui séjournait à bord. Il suivrait les ordres de ses patrons de la NUMA sans rien demander, sauf si la sécurité du Polar Storm s’en trouvait menacée.

— À quelle distance à l’intérieur de la banquise veux-tu que j’avance le navire ?

Pitt donna au commandant une feuille de papier.

— J’aimerais que tu nous places sur cette position. Gillespie étudia les chiffres un moment.

— Ça fait un bail que je n’ai pas navigué d’après la latitude et la longitude, mais je ferai le maximum.

— On a inventé la boussole, puis le loran et enfin le Global Positionner. On inventera un jour un instrument de positionnement qui te dira où se trouve le rouleau de papier toilette le plus proche et à combien de centimètres de ta main.

— Puis-je te demander où tu as eu ces chiffres ?

— Sur le journal de bord du Paloverde, un baleinier qui a trouvé l’Indiaman il y a très longtemps. Malheureusement, je ne peux pas t’en assurer l’exactitude.

— Tu sais, dit Gillespie d’une voix rêveuse, je parie que le skipper de ce vieux baleinier aurait su positionner son navire sur un mouchoir de poche tandis que je suis à peine capable de mettre le mien sur un drap de lit.

Le Polar Storm entra dans la banquise et plongea dans le manteau de glace comme un arrière traversant toute la ligne de défense de l’équipe adverse. Pendant le premier mille, la glace n’avait guère plus de 30 centimètres d’épaisseur et la proue massive renforcée écartait la couverture glacée sans difficulté. Mais, plus près de la côte, la banquise commença à épaissir, atteignant bientôt de 90 centimètres à 1,20 mètre. Le navire devait alors mettre en panne, reculer puis labourer à nouveau la glace, la couper en un chemin de 1,50 mètre jusqu’à ce qu’elle se referme sur lui et stoppe de nouveau son avancée.

Le processus fut répété, l’étrave se jetant contre la glace rebelle, encore et encore.

Gillespie ne regardait pas les effets du pilonnage. Il était assis sur une haute chaise pivotante et étudiait l’écran de la sonde du navire qui envoyait des signaux sonores jusqu’au fond de la mer, indiquant la distance en pieds entre la quille et le fond. Les eaux de cette région n’étant l’objet d’aucune étude, ses fonds ne figuraient pas sur les cartes nautiques.

Pitt se tenait non loin de lui, regardant avec les jumelles du commandant, teintées pour éviter l’éblouissement de la glace. Les falaises, derrière la côte, s’élevaient à 60 mètres avant de s’aplanir en un large plateau. Il promena son regard à la base des falaises, essayant de trouver un signe du Madras prisonnier des glaces. Mais il n’y avait rien, ni poupe gelée, ni mât s’élançant vers le ciel.

— Monsieur Pitt ?

Il se tourna et vit un homme trapu et avenant, d’à peu près trente-cinq ans. Il avait le visage rosé d’un chérubin, avec des yeux verts pétillants et une large bouche qui souriait en biais. L’homme tendit une petite main délicate.

— Oui, répondit Pitt, surpris par la fermeté de sa poignée de main.

— Je suis Ed Northrop, glaciologue et directeur des recherches de ce navire. Je ne crois pas avoir eu le plaisir de vous rencontrer.

— Docteur Northrop, j’ai souvent entendu l’amiral Sandecker parler de vous, dit aimablement Pitt.

— En termes flatteurs, j’espère, dit Northrop en riant.

— En réalité, il ne vous a jamais pardonné d’avoir rempli ses bottes de glace pendant une expédition au nord de la mer de Bering.

— Jim a la rancune tenace. C’était il y a quinze ans.

— Vous avez passé de nombreuses années dans l’Arctique et dans l’Antarctique ?

— Il y a dix-huit ans que j’étudie la glace. À propos, je me suis porté volontaire pour vous accompagner.

— Ne croyez pas que je sois un ingrat, mais je préférerais y aller seul.

Northrop hocha la tête et mit ses deux mains sur son ample estomac.

— Ça pourrait vous être utile d’avoir avec vous quelqu’un capable de lire la glace et je suis plus résistant que j’en ai l’air.

— Vous marquez un point.

— Le fond se rapproche, annonça Gillespie. Mettez en panne, chef, cria-t-il à la salle des machines. On ne va pas plus loin. Nous sommes en plein à la latitude et la longitude que tu m’as indiquées, ajouta-t-il pour Pitt.

— Merci, Dan, beau travail. Cela devrait être l’endroit approximatif où le Paloverde s’est fait prendre par les glaces pendant l’hiver de 1858.

Northrop regarda par la fenêtre du pont la glace qui s’étendait du navire à la côte.

— Ça fait environ deux milles. Une petite promenade à l’air frais nous fera du bien.

— Vous n’avez pas de scooter des neiges à bord ?

— Désolé, notre travail se passe généralement à cent mètres du navire au plus. Nous n’avons donc pas besoin d’ajouter ce genre de luxe au budget de nos projets.

— Quelle température considérez-vous comme l’air frais ?

— Cinq à dix degrés en dessous de zéro. C’est relativement chaud, dans cette région.

— Je meurs d’impatience, grommela Pitt.

— Vous avez de la chance que ce soit l’automne, ici. Il fait beaucoup plus froid au printemps.

— Je préfère les tropiques, avec les alizés et de belles filles en sarong ondulant au son des tambours, sous le soleil couchant.

Son regard se posa sur une jeune Asiatique ravissante qui venait vers lui.

— N’êtes-vous pas un peu trop théâtral ? demanda-t-elle en souriant.

— C’est ma nature.

— On m’a dit que vous étiez Dirk Pitt.

— J’espère bien, répondit-il avec un sourire cordial. Et vous devez être Evie Tan. Dan Gillespie m’a dit que vous faisiez un reportage sur l’expédition.

— J’ai lu beaucoup de vos exploits. Pourrais-je vous interviewer quand vous reviendrez de votre quête, quelle qu’elle soit ?

Pitt lança instinctivement un regard interrogateur à Gillespie qui secoua la tête.

— Je n’ai parlé à personne de ta cible. Pitt lui serra la main.

— Je serai ravi de répondre à vos questions, mais la nature de notre projet ne peut pas être divulguée.

— Cela a-t-il quelque chose à voir avec l’armée ? demanda-t-elle d’un air innocent. Pitt nota immédiatement son ton fouineur.

— Ça n’a rien à voir avec des activités militaires secrètes, ni avec des galions espagnols chargés d’or, ni encore avec l’abominable homme des neiges. En fait, l’histoire est tellement banale que je doute qu’elle puisse intéresser une journaliste qui se respecte.

Il se tourna vers Gillespie.

— On dirait que nous avons laissé le sous-marin au bord de la banquise.

— Ils sont prêts à partir, vint dire le premier maître à Pitt.

— J’y vais.

L’équipage baissa la passerelle et descendit trois traîneaux sur la glace, dont l’un chargé d’outils pour couper la glace, recouvert d’une toile goudronnée. Les autres ne contenaient que des cordes pour attacher tout objet qu’ils pourraient trouver. Pitt se tint dans la neige poudreuse de trente centimètres d’épaisseur. Il regardait Gillespie qui avait fait signe à un homme presque aussi grand et fort qu’un ours de Kodiak.

— J’envoie mon quartier-maître vous accompagner, vous et Doc Northrop. Voici Ira Cox.

— Content de vous connaître, dit Cox à travers une barbe qui atteignait sa poitrine.

La voix semblait venir de tout au fond de son être. Il ne leur tendit pas la main. Ses grosses pattes étaient couvertes d’énormes gants arctiques.

— Un autre volontaire ?

— C’est une idée à moi, dit Gillespie. Je ne peux pas laisser déambuler l’un des directeurs de projets de l’amiral Sandecker seul dans un champ de glace imprévisible. Je n’en prendrai pas la responsabilité. De cette façon, si vous avez un problème quelconque, vous aurez plus de chance de vous en sortir. Si vous rencontrez un ours polaire, Cox n’en fera qu’une bouchée.

— Il n’y a pas d’ours polaire dans l’Antarctique. Gillespie regarda Pitt et haussa les épaules.

— Pourquoi prendre des risques ?

Pitt n’éleva aucune protestation. Tout au fond de lui, il savait que, si les choses allaient mal, un de ces hommes, ou les deux, pourraient lui sauver la vie.

Quand l’automne arrive sur l’Antarctique, les mers orageuses entourent le continent, mais, quand vient l’hiver et que la température descend, l’eau s’épaissit et devient luisante comme de l’huile. Puis la glace se fragmente pour former des soucoupes flottantes qu’on appelle des galettes de glace, qui grossissent et se collent les unes aux autres avant de former enfin des banquises couvertes de neige.

La glace s’était formée tôt, cette année-là. Pitt, Northrop et Cox avancèrent sans incident sur la surface inégale, mais relativement plate. Ils durent faire un détour pour passer plusieurs récifs glaciaires et deux icebergs qui avaient dérivé depuis la côte avant de se joindre à la banquise. Pour Pitt, le récif ressemblait à un lit mal fait, sur lequel on aurait jeté une couverture blanche.

Patauger dans trente centimètres de neige poudreuse n’entravait pas leur détermination. Leurs pas ne ralentirent pas. Northrop marchait en tête, étudiant la glace et surveillant s’il n’y avait ni déviation ni fissure. Il marchait sans être gêné par une luge, ayant précisé qu’il avait besoin d’une totale liberté de mouvement pour tester la glace. Tirant un traîneau, Pitt suivait Northrop, avançant avec aisance sur des skis de fond qu’il avait pris dans le chalet de son père à Breckenridge, dans le Colorado. Cox fermait la marche, des raquettes aux pieds. Il tirait deux traîneaux sans effort, comme s’il se fût agi de jouets.

Ce qui avait commencé comme une journée magnifique, éclairée d’un grand soleil dans un ciel dégagé, se détériora quand les nuages se profilèrent à l’horizon. Lentement, le ciel passa du bleu au gris et le soleil ne fut plus qu’une boule froide d’un orange pâle. Une neige légère commença à tomber, réduisant la visibilité. Pitt ignora la dégradation du temps et ne laissa pas son esprit s’attarder sur les eaux vertes et glacées, à quelques mètres seulement sous ses pieds. Il ne cessait de jeter des coups d’œil aux falaises qui, à mesure qu’ils s’en approchaient, s’élevaient de plus en plus haut. Il voyait, au loin, les monts Hansen découpés, mais libres de toute glace. Cependant, il n’y avait aucune trace du vieux navire prisonnier de la glace. Il commençait à se sentir comme un intrus sur ce vaste domaine vierge de toute habitation humaine.

Ils traversèrent la banquise et atteignirent le pied des falaises de glace en à peine plus d’une heure. Gillespie suivait tous leurs mouvements jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent au bord intérieur de la banquise. Leur équipement arctique turquoise aux couleurs de la NUMA les rendait visibles sur ce blanc brillant. Il vérifia les rapports météorologiques pour la dixième fois. La neige tombait légèrement et il n’y avait pas de vent. Il savait cependant que tout cela pouvait changer d’une minute à l’autre. Le facteur inconnu, c’était le vent. D’un instant à l’autre il pouvait transformer un paysage immaculé en un trou blanc impénétrable.

Gillespie prit le téléphone par satellite du navire et composa un numéro. On lui passa directement Sandecker.

— Ils sont à terre et commencent les recherches, informa-t-il son patron.

— Merci, Dan, répondit Sandecker. Prévenez-moi dès leur retour.

— Avant que je ne raccroche, amiral, il y a autre chose. Je crains que nous ne soyons dans une situation préoccupante.

Il fit le récit précis de ses rencontres avec l’U-boat. Quand il eut fini, il y eut un silence tandis que l’amiral digérait ce qu’il venait d’apprendre.

— Je m’occupe de ça, répondit-il enfin d’une voix tendue. Gillespie retourna à la grande véranda du pont et reprit ses jumelles.

— Tout ça pour une épave ! murmura-t-il entre ses dents. Elle a intérêt à en valoir la peine.

À terre, Pitt luttait contre le découragement. Il savait bien que rechercher une chose disparue depuis si longtemps était une entreprise hasardeuse. Il était impossible de déterminer quelle quantité de glace s’était formée autour du navire en cent cinquante ans et s’il avait été totalement enseveli. Après tout, il était peut-être sous cent mètres de glace.

Utilisant le Polar Storm comme point de repère, il fit une grille de 3 kilomètres sous les falaises à pic et glacées. Pitt et Cox utilisèrent chacun un petit GPS de la taille d’un paquet de cigarettes pour définir leur position exacte à n’importe quel moment. Ils se séparèrent, laissant les traîneaux à leur point de départ. Pitt partit sur sa gauche, avançant rapidement sur ses skis le long de la banquise, là où elle touchait les falaises, tandis que Cox et Northrop cherchaient à droite. Quand tous eurent couvert environ un kilomètre et demi, ils revinrent d’un commun accord à leur point de départ.

Allant plus vite que les autres, Pitt fut le premier à arriver près des traîneaux. Ayant examiné chaque centimètre du bas des falaises à l’aller et au retour, il était très déçu de ne pas avoir trouvé le moindre signe du Madras. Une demi-heure plus tard, le glaciologue arriva et s’assit contre un petit tas de glace, les bras et les jambes tendus, pour reprendre son souffle et reposer ses genoux et ses chevilles fatigués. Il regarda Pitt à travers ses lunettes foncées et fit un geste de défaite.

— Désolé, Dirk. Je n’ai rien vu dans la glace qui puisse ressembler à un vieux navire.

— J’ai fait chou blanc aussi, admit Pitt.

— Je ne peux rien affirmer sans avoir fait des essais, mais il y a fort à parier que la glace a cassé à un moment ou à un autre, ce qui l’a envoyé en haute mer.

La voix étouffée de Gillespie résonna dans une poche du vêtement polaire de Pitt. Il sortit une radio portable fonctionnant du navire à la rive.

— Vas-y, Dan, je t’écoute.

— On dirait qu’un méchant orage se prépare, le prévint Gillespie. Vous devriez rentrer à bord aussi vite que possible.

— On ne discute pas un ordre pareil. À bientôt.

Pitt remit la radio dans sa poche, regarda le nord de la banquise et ne vit que le vide.

— Où avez-vous laissé Cox ?

Soudain inquiet, Northrop se releva et scruta la plaine glacée.

— Il a trouvé une crevasse dans les falaises et y est entré. Je pensais qu’il y jetterait un coup d’œil et qu’il me rattraperait.

— Je ferais bien d’aller voir.

Pitt poussa sur ses bâtons et suivit les traces dans la neige. Deux traces dans un sens, une seule dans l’autre. Le vent augmentait rapidement, les petites pellicules de glace s’épaississant comme un voile soyeux. Toute lumière avait disparu et le soleil s’était évanoui. Il ne pouvait qu’admirer le courage de Roxanna Mender. Il se disait que c’était un miracle qu’elle eût survécu dans ce froid terrible. Bientôt, il skia sous de grands rochers escarpés et glacés, menaçants au-dessus de lui. Il eut un instant l’impression que cette grosse masse dure allait bientôt s’écrouler sur lui.

Malgré le hululement du vent, il entendit au loin un cri étouffé, il s’arrêta pour écouter, les mains autour des oreilles, tentant de percer la barrière de brume glacée.

— Monsieur Pitt ! Par ici !

D’abord, Pitt ne vit rien que la face blanche de la falaise. Puis il distingua une vague silhouette turquoise qui lui faisait signe depuis une sorte de puits noir ouvert dans la falaise. Pitt prit appui sur ses bâtons de ski et se dirigea vers Cox. Il se sentit comme Ronald Colman dans Horizon perdu, luttant dans le blizzard de l’Himalaya pour entrer dans le tunnel qui le mènerait à Shangri-La. Tantôt, il se trouvait au milieu de particules tourbillonnantes de neige glacée, et tantôt dans une atmosphère sans vent, sèche et calme. Il se pencha sur ses bâtons et regarda autour de lui la caverne glacée d’environ 2,50 mètres de large qui s’effilait en un pic pointu, quelque 6 mètres plus haut.

Dès l’entrée, la pénombre passait d’un blanc cendreux à un noir d’ébène. La seule tache de couleur qu’il put distinguer fut le vêtement de Cox.

— Un mauvais orage se prépare, dit Pitt en montrant du pouce l’entrée de la caverne. On ferait bien de rentrer au bateau en vitesse.

Cox enleva ses lunettes de ski et regarda Pitt d’un regard étonné.

— Vous voulez partir ?

— C’est sympa et confortable ici, mais on n’a pas de temps à perdre.

— Je croyais que vous cherchiez un vieux navire ?

— Je le croyais aussi, dit Pitt d’un air irrité. Cox tendit sa main gantée et, de l’index, montra le haut de la fissure.

— Eh bien ?

Pitt leva les yeux. Là, près du haut de la crevasse, un petit morceau du gaillard d’arrière en bois d’un vieux bateau à voiles dépassait de la glace.

17

Pitt retourna à skis vers Northrop et, ensemble, ils tirèrent les trois traîneaux dans la caverne. Il prévint aussi Gillespie de leur découverte et l’assura qu’ils étaient confortablement à l’abri du mauvais temps qui régnait hors de la caverne.

Cox sortit immédiatement les outils et se mit au travail, attaquant la glace au marteau et au pic pour creuser une échelle qui les mènerait jusqu’à la coque du navire enseveli. Le pont supérieur était libre de toute glace quand Roxanna et son mari, le commandant Bradford Mender, avaient abordé le Madras. Mais au cours des cent quarante années suivantes, la glace avait complètement recouvert l’épave, montant jusqu’en haut de ses mâts et les rendant invisibles.

— Je suis sidéré qu’il soit si bien conservé, remarqua Northrop. J’aurais juré qu’il aurait été réduit en miettes depuis le temps pour n’être plus qu’un tas de cure-dents.

— Ça prouve que les glaciologues peuvent se tromper, dit sèchement Pitt.

— Sérieusement, cela demande une étude poussée. Les falaises de glace, de ce côté de la côte, se sont formées et ne se sont jamais cassées. C’est très inhabituel. Il doit y avoir une bonne raison pour qu’elles aient grandi sans tomber.

Pitt leva les yeux vers Cox, qui avait découpé des marches menant aux planches dégagées.

— Comment ça va, Ira ?

— Les bordages de bois sont gelés et sont aussi fragiles que l’œil de verre de ma grand-mère. D’ici à une heure, je devrais avoir creusé un trou assez grand pour qu’on s’y faufile.

— Attention à bien rester sur les membrures ou vous serez encore là la semaine prochaine.

— Je sais comment est construit un navire, monsieur Pitt, dit Cox d’un ton faussement irrité.

— J’accepte la réprimande, répondit aimablement Pitt. Si vous nous permettez d’entrer là-dedans dans quarante minutes, je veillerai à ce que le commandant Gillespie vous remette le ruban bleu des casseurs de glace.

Cox n’était pas un homme facile à apprivoiser, il avait peu d’amis à bord du Polar Storm. Il avait d’abord pris Pitt pour un de ces bureaucrates morveux de la NUMA mais voyait maintenant que, directeur des projets spéciaux ou pas, c’était un homme raisonnable, sérieux et cependant gentil et plein d’humour. Et il commençait à bien l’aimer.

Les morceaux de glace se mirent à voler comme des étincelles. Trente-cinq minutes plus tard, Cox descendit et annonça triomphalement :

— J’ai une entrée, messieurs.

Pitt salua.

— Merci, Ira. Le général Lee aurait été fier de vous. Cox lui rendit son salut.

— Comme je l’ai toujours dit, mettez de côté vos billets confédérés. On ne sait jamais, le Sud pourrait se soulever à nouveau.

— J’en suis convaincu.

Pitt grimpa les marches taillées par Cox dans la glace et se faufila dans le trou, les pieds en avant. Ses bottes prirent contact avec le pont, 1,20 mètre sous l’ouverture. Il scruta l’obscurité et réalisa qu’il était dans la cuisine, à l’arrière.

— Que voyez-vous ? demanda Northrop, excité.

— Un fourneau de cuisine gelé, répondit Pitt en s’appuyant contre la coque. Venez et apportez les lampes.

Cox et Northrop se hâtèrent de le rejoindre munis de lampes halogènes recouvertes d’aluminium, qui éclairèrent immédiatement l’endroit comme en plein jour. À part la suie sur les tuyaux de la grosse cuisinière en fonte et du four, la cuisine paraissait n’avoir jamais servi. Pitt ouvrit la porte du four, mais n’y trouva pas de cendres.

— Les étagères sont vides, observa Cox. Ils ont dû tout manger, le papier, les boîtes et le verre.

— Oui, le papier, peut-être, murmura Northrop qui commençait à se sentir très mal à l’aise.

— Restons ensemble, dit Pitt. L’un de nous pourrait remarquer quelque chose qui aurait échappé aux autres.

— Cherchons-nous quelque chose en particulier ? demanda Cox.

— Un cagibi dans la cale arrière, sous la cabine du commandant.

— Je dirais que ça se trouve un ou deux ponts en dessous de l’endroit où nous sommes.

— Cela doit être la cuisine des officiers et des passagers. La cabine du commandant ne doit pas être loin. Trouvons une coursive pour y descendre.

Pitt passa une porte et éclaira la salle à manger. La table et les chaises, ainsi que le mobilier autour, étaient couverts d’un bon centimètre de glace. Sous la lumière des lampes, toute la pièce brilla comme un chandelier de cristal. Au centre de la table, un service à thé paraissait attendre d’être utilisé.

— Il n’y a aucun cadavre ici, dit Northrop avec soulagement.

— Ils sont tous morts dans leurs cabines, expliqua Pitt. Probablement d’hypothermie, de faim et de scorbut à la fois.

— Où allons-nous ensuite ? demanda Cox.

Pitt indiqua de sa lampe un passage au-delà de la table.

— Juste là, nous devrions trouver un couloir menant au pont inférieur.

— Comment pouvez-vous vous diriger dans un navire vieux de deux cents ans ?

— J’ai étudié des dessins et des plans de navires marchands Indiaman. Bien que je n’en aie jamais vu avant, je connais par cœur leurs coins et leurs recoins.

Ils descendirent une échelle, glissant sur la glace qui recouvrait les échelons, mais réussirent à ne pas tomber. Pitt les conduisit vers l’arrière, passant devant de vieux canons l’air aussi neufs que le jour où ils avaient quitté la fonderie. La porte de la soute était encore ouverte, comme l’avaient laissée Roxanna et l’équipage du Paloverde.

Pitt, plein d’impatience, y pénétra et balaya tout autour le rayon de sa lampe. Les caisses étaient toujours empilées du sol au plafond le long des cloisons, comme elles l’avaient été en 1858. Deux d’entre elles étaient ouvertes. Une urne de cuivre était couchée derrière la porte, où elle avait roulé quand Mender et les autres avaient rapidement fui le navire lorsque la banquise avait commencé à se casser et à fondre.

Pitt s’agenouilla et se mit à sortir avec soin les objets des caisses ouvertes et les posa sur le sol glacé. En peu de temps, il avait assemblé non seulement une ménagerie de figurines représentant des animaux communs – des chiens, des chats, des lions, du bétail –, mais aussi des sculptures de créatures qu’il n’avait jamais vues. Certaines étaient en cuivre, beaucoup en bronze. Il trouva aussi des statuettes d’êtres humains, de femmes surtout, vêtues de longues robes avec des jupes plissées couvrant leurs jambes jusqu’aux pieds chaussés de curieuses bottes. Leurs cheveux, aux nattes délicatement sculptées, descendaient jusqu’à la taille et leur poitrine était simplement marquée, sans exagération.

Posés au fond de la caisse, comme des jetons sur la table d’un casino, il trouva des disques de cuivre d’environ 10 millimètres d’épaisseur et de 12 centimètres de diamètre. Ces disques étaient gravés sur les deux faces de 60 symboles que Pitt reconnut, les ayant vus dans la crypte de la mine Paradise. Le centre des disques révélait des hiéroglyphes représentant d’un côté un homme, et de l’autre une femme. L’homme portait un haut chapeau pointu plié sur un côté et une tunique ample, comme une cape, sur un pectoral de métal et une jupe courte semblable à un kilt. Assis sur un cheval dont le sommet du crâne portait une unique corne, il brandissait un large sabre menaçant de couper le cou d’un monstrueux lézard ouvrant une gueule pleine de dents acérées.

La femme, sur la face opposée du disque, était vêtue comme l’homme, mais avec plus d’ornements : des colliers faits de ce qui semblait être des coquillages et des perles. Elle aussi montait un cheval doté d’une corne sur le sommet du crâne. Au lieu d’un sabre, elle enfonçait une lance dans ce que Pitt reconnut comme un tigre à dents de sabre, un animal disparu depuis des milliers d’années.

L’esprit de Pitt se transporta dans une autre époque, un autre endroit vague et nébuleux, à peine visible dans une brume légère. Tandis qu’il tenait les disques dans sa main, il essaya de sentir un contact avec ceux qui les avaient créés. Mais il n’avait aucun don de voyance. C’était un homme d’ici et de maintenant, incapable de traverser le mur invisible séparant le passé du présent.

La voix à l’accent sudiste de Cox brisa sa rêverie.

— Voulez-vous qu’on commence à charger ces caisses sur les traîneaux ? Pitt cligna des yeux, le regarda et hocha la tête.

— Dès que j’aurai remis les couvercles, nous les transporterons par étapes jusqu’au pont au-dessous. Puis on les fera passer avec des cordes par le trou que vous avez fait dans la coque, jusqu’au sol de la caverne.

— J’en compte vingt-quatre, dit Northrop.

S’approchant d’une pile de caisses, il en souleva une. Son visage changea de couleur et ses yeux se gonflèrent. Cox, comprenant la situation, prit la caisse que tenait Northrop aussi facilement que si on lui tendait un bébé.

— Vous feriez mieux de me laisser faire le gros boulot, Doc.

— Vous n’imaginez pas combien je vous en suis reconnaissant, Ira, dit Northrop, ravi d’être débarrassé de la caisse qui devait bien peser 50 kilos.

Cox accomplit la partie la plus fatigante du travail. Hissant chaque caisse jusqu’à une de ses épaules, il allait la passer à Pitt, en bas de l’échelle. Celui-ci l’attachait à une élingue et la descendait jusqu’au traîneau où Northrop la chargeait. Quand ils eurent fini, chaque traîneau portait huit caisses.

Pitt alla jusqu’à l’entrée de la caverne et appela le navire.

— À quoi ressemble l’orage, de votre côté ? demanda-t-il à Gillespie.

— Selon le météorologue du bord, il devrait se calmer dans quelques heures.

— Les traîneaux sont remplis d’objets, annonça Pitt.

— Avez-vous besoin d’aide ?

— Il doit y avoir 400 kilos sur chaque traîneau. Toute aide pour les ramener au Polar Storm sera la bienvenue.

— Restez là-bas jusqu’à ce que le temps se dégage, dit Gillespie. Je mènerai moi-même le groupe qui viendra à votre aide.

— Êtes-vous sûr de vouloir faire le voyage ?

— Et louper l’exploration d’un navire du dix-huitième siècle ? Pas pour tout le cognac de France !

— Je vous présenterai au commandant.

— Vous l’avez vu ? demanda Gillespie, curieux.

— Pas encore, mais, si Roxanna Mender n’a pas exagéré, il devrait être frais comme un gardon.

Le commandant Leigh Hunt était toujours assis au bureau où il était mort, en 1779. Rien n’avait changé, à part quelques petites dentelures dans la glace à l’endroit où le journal de bord du navire avait autrefois reposé, sur le coin de la table. Solennellement, ils regardèrent l’enfant dans son berceau et Mme Hunt, dont le visage délicat et triste était recouvert par deux siècles de glace. Le chien n’était plus qu’un bloc gelé et blanc.

Ils passèrent dans les cabines, éclairant les passagers morts depuis longtemps des rayons de l’halogène. Les linceuls de glace scintillèrent, révélant à peine les corps en dessous. Pitt essaya d’imaginer leurs derniers instants, mais la tragédie semblait si poignante qu’il était trop douloureux d’y penser. Il était difficile, devant ces figures de cire figées dans la demi obscurité, rigides sous leurs habits de glace, de les considérer comme des humains ayant vécu, respiré et mené leur vie quotidienne avant de mourir dans ce lieu si reculé et si affreux. L’expression de certains visages, altérés par la glace, était plus horrible qu’on ne pouvait le dire. Quelles avaient été leurs dernières pensées, sans espoir d’être sauvés ?

— C’est un cauchemar, murmura Northrop. Mais un cauchemar glorieux. Pitt lui lança un regard interrogatif.

— Glorieux ?

— Le miracle que ça représente ! Des corps humains parfaitement conservés, gelés dans le temps ! Pensez à ce que ça représente pour la science de la cryogénie ! Pensez à la possibilité de les ramener tous à la vie !

L’idée frappa Pitt comme un coup de poing. La science pourrait-elle un jour offrir aux passagers et à l’équipage gelés du Madras une renaissance ?

— Pensez aux livres d’Histoire qu’on écrirait après avoir parlé à des gens ramenés à la vie après deux cents ans. Northrop leva la main.

— Pourquoi rêver ? Cela n’arrivera pas de notre vivant.

— Probablement pas, dit Pitt en songeant à cette possibilité, mais j’aimerais bien assister à la réaction de ces pauvres gens en voyant ce qui est arrivé à leur monde depuis 1779 !

Les nuages d’orage disparurent et le vent tomba quatre heures plus tard. Cox se tint devant la caverne en agitant comme un drapeau la toile cirée jaune qui avait recouvert les outils. Un groupe de silhouettes aperçut le signal et se dirigea vers la caverne à travers le champ de glace inégal. Pitt compta dix silhouettes, vêtues de turquoise, approchant comme des fourmis. Lorsqu’ils furent assez près, il reconnut Gillespie qui marchait à leur tête. Il reconnut aussi la petite silhouette de la journaliste, Evie Tan. Une demi-heure plus tard, Gillespie s’approcha de Pitt et sourit.

— Une belle journée pour une promenade dans le parc, dit-il chaleureusement.

— Bienvenue au musée antarctique d’antiquités marines, répondit Pitt en guidant le commandant vers l’intérieur.

— Attention à ne pas glisser dans l’escalier qu’Ira a si bien taillé dans la glace.

Pendant que Pitt et Gillespie visitaient le Madras avec Evie, qui prit au moins dix rouleaux de photos, enregistrant chaque centimètre du vieux navire et tous ses morts, Cox et Northrop aidèrent les marins du Polar Storm à tirer les traîneaux et leur chargement jusqu’au brise-glace.

Pitt fut amusé en voyant Evie enlever son épaisse parka, le gros pull-over qu’elle portait dessous, et coller les rouleaux de pellicule contre son caleçon long.

Elle le regarda en souriant.

— Ça protège les films du froid extrême.

Jake Bushey, le second du Polar Storm, appela Gillespie sur sa radio portable. Le commandant écouta un moment puis remit la radio dans sa poche. Pitt vit à son expression qu’il n’était pas de bonne humeur.

— Nous devons rentrer à bord.

— Un autre orage qui se prépare ? demanda Evie. Il secoua la tête.

— L’U-boat, dit-il sombrement. Il a fait surface dans la glace à moins de 1 500 mètres du Polar Storm.

18

Tandis qu’ils approchaient du navire et regardaient la glace au-delà, ils virent se découper le sous-marin en forme de baleine contre le flanc de la banquise. En s’approchant davantage, ils distinguèrent les silhouettes debout sur le kiosque tandis que d’autres, venant de l’intérieur de la coque, se rassemblaient autour du canon de pont. L’U-boat avait surgi de la glace à 400 mètres seulement du Polar Storm. Gillespie appela son second par sa radio portable.

— Bushey !

— À vos ordres, monsieur.

— Fermez les portes étanches et exigez de l’équipage et des scientifiques qu’ils enfilent leurs gilets de sauvetage.

— Oui, monsieur. J’active les portes étanches.

— Ce vaisseau fantôme est une vraie plaie, murmura Gillespie. Sa malchance est contagieuse.

— Remerciez le ciel pour ses petites faveurs, dit Pitt. Un sous-marin ne peut en aucune façon lancer des torpilles à travers la glace.

— C’est vrai, mais ils ont encore un canon de pont.

Le son des sirènes annonçant à tout le navire la fermeture des cloisons étanches retentit dans l’air froid et se répercuta contre la glace tandis que Pitt et les autres se hâtaient vers le navire. La neige avait été tassée par les traîneaux et leurs lourdes charges, de sorte que la trace était facile à suivre. Plusieurs marins se tenaient dans la neige autour de la coursive et leur faisaient signe de se dépêcher.

Le commandant cria de nouveau, à l’aide de la radio.

— Bushey ! L’U-boat a-t-il tenté de nous contacter ?

— Rien, monsieur. Dois-je essayer de les faire réagir ?

Gillespie réfléchit un instant.

— Non, pas encore, mais ouvrez l’œil en cas de mouvement suspect.

— Avez-vous pu contacter le commandant du bateau pendant le voyage depuis la péninsule ? demanda Pitt.

— J’ai essayé deux fois, mais on n’a pas répondu à mes demandes d’identification. Gillespie gardait un œil sur le sous-marin.

— Qu’a dit l’amiral quand vous l’avez averti ?

— Seulement « je m’occupe de ça ».

— Quand l’amiral promet quelque chose, vous pouvez compter dessus, dit Pitt. Dites à Jake d’envoyer un message au sous-marin pour avertir son commandant que votre navire de recherches a laissé tomber quelques explosifs sismiques sous-marins sous la glace, à l’endroit exact où il a fait surface.

— Qu’espérez-vous gagner par un mensonge ?

— Du temps. Quoi que Sandecker prépare, il lui faudra du temps pour le mettre au point.

— Ils écoutent probablement tout ce que nous disons à la radio.

— J’y compte bien, dit Pitt en souriant.

— S’ils opèrent comme ils le faisaient pendant la Seconde Guerre mondiale contre les navires de transport isolés, ils ont dû brouiller nos satellites de transmission.

— Je pense qu’on peut compter sur ça aussi.

Ils avaient encore tous deux 800 mètres à parcourir avant d’atteindre le navire. Gillespie pressa le bouton de transmission de sa radio.

— Bushey, écoutez-moi attentivement.

Il expliqua au second ce qu’il devait dire et faire, certain que l’U-boat écoutait la communication.

Bushey ne mit pas en question les ordres de son supérieur et ne montra pas non plus la plus petite hésitation.

— J’ai compris, commandant. Je vais contacter le vaisseau immédiatement pour les prévenir.

— Voilà un type bien, admira Pitt.

— Le meilleur, confirma Gillespie.

— Nous allons attendre dix minutes puis remonter avec un autre baratin, en espérant que le commandant du sous-marin l’avalera.

— Dépêchons-nous, pressa Gillespie.

Pitt se tourna vers Evie Tan, qui haletait fortement.

— Pourquoi ne me laissez-vous pas porter au moins votre équipement photo ?

Elle secoua vigoureusement la tête.

— Les photographes portent leur propre équipement. Ça ira. Partez devant. Je vous rattraperai au bateau.

— Je déteste me montrer goujat, dit Gillespie, mais je dois être à bord très vite.

— Vas-y, dit Pitt. On se verra à bord.

Le commandant pressa le pas. Pitt avait insisté pour prêter ses skis à Evie dès la caverne, mais elle avait refusé avec indignation. Maintenant, en la pressant un peu, elle avait accepté qu’il les lui attache. Il lui passa ses bâtons.

— Allez-y. Moi, je veux jeter un coup d’œil plus précis au sous-marin.

Ayant envoyé Evie vers le navire, il dévia de sa route pour se placer à 50 mètres de l’arrière du bateau. Il le contempla de l’autre côté de la banquise, il distingua nettement l’équipage s’occupant du canon de pont et les officiers, penchés sur le surbau du kiosque. Ils ne semblaient pas porter les uniformes traditionnels des Unterseeboot nazis. Ils étaient tous habillés d’une salopette noire d’une seule pièce, très ajustée et adaptée au temps glacial.

Pitt se tint où l’équipage pouvait le voir distinctement, il pressa le bouton de transmission de sa radio portable.

— Je m’adresse au commandant de l’U-2015. Mon nom est Dirk Pitt. Vous pouvez me voir à côté de la poupe du Polar Storm.

Il leur laissa le temps d’apprécier ses paroles avant de poursuivre.

— Je sais parfaitement qui vous êtes. Me comprenez-vous ? Un grésillement sortit de la radio, vite remplacé par une voix amicale.

— Oui, monsieur Pitt. Ici le commandant de l’U-2015. En quoi puis-je vous aider ?

— Vous avez mon nom, commandant. Quel est le vôtre ?

— Vous n’avez pas besoin de le connaître.

— Oui, dit calmement Pitt, je m’en doutais. Vos copains de la Nouvelle Destinée, ou devrais-je dire le Quatrième Empire, ont la manie du secret. Mais ne vous inquiétez pas, je promets de ne pas dire un mot de vos salopards de tueurs à condition que vous tiriez votre bande de croulants de pacotille de nostalgie-land et que vous fichiez le camp d’ici.

C’était peut-être risqué, de pures suppositions, mais le long silence qui suivit fit comprendre à Pitt qu’il avait mis dans le mille.

Une minute passa avant que la voix du commandant de l’U-boat revienne sur les ondes.

— Ainsi, c’est vous Dirk Pitt, l’homme doué d’ubiquité ?

— C’est moi, répondit l’intéressé, ressentant une grande satisfaction d’avoir trouvé le défaut de la cuirasse. J’ignorais que ma renommée voyageait si vite.

— Je vois que vous n’avez pas perdu de temps pour venir du Colorado jusqu’à l’Antarctique.

— J’aurais pu faire plus vite, mais j’ai dû me débarrasser des cadavres de vos copains.

— Essayez-vous de tester ma patience, monsieur Pitt ? La conversation devenait vaine, mais Pitt essayait de pousser à bout le commandant de l’U-boat pour gagner du temps.

— Non, je souhaite seulement que vous m’expliquiez votre conduite étrange. Au lieu d’attaquer un navire de recherches impuissant et sans armes, vous devriez être dans l’Atlantique-Nord à torpiller les malheureux navires marchands.

— Nous avons cessé les hostilités en avril 1945.

Pitt n’aimait pas l’allure de la mitrailleuse montée sur la partie avant du kiosque et pointée dans sa direction. Il comprit qu’il était temps de filer, certain que l’U-boat avait l’intention de détruire le Polar Storm et tous ceux qui étaient à son bord.

— Et quand avez-vous lancé le Quatrième Reich ?

— Je ne vois aucune raison de poursuivre cette conversation, monsieur Pitt. (La voix était aussi peu timbrée que celle qui présentait le bulletin météo, à Cheyenne, dans le Wyoming.) Au revoir.

Pitt n’avait pas besoin qu’on lui fasse un dessin pour savoir ce qui allait se passer. Il se cacha derrière un monticule de glace, à l’instant même où la mitrailleuse du kiosque se mettait en route. Des balles sifflèrent avec un curieux chuintement en frappant la glace. Il s’aplatit dans une petite dépression derrière le monticule, incapable de bouger. Il regretta, pour une fois, la couleur turquoise de l’équipement arctique de la NUMA. La couleur vive sur le blanc de la neige faisait de lui une cible idéale.

De là où il se trouvait, il apercevait la superstructure du Polar Storm, si proche et pourtant si éloigné. Il commença à se débarrasser de son costume polaire et resta en pull-over et pantalon de laine. Les bottes aussi risquaient de le gêner pour courir, aussi les enleva-t-il, ne gardant que ses chaussettes thermiques. La pluie de balles s’arrêta, le tireur se demandant probablement s’il avait atteint Pitt.

Il passa de la neige sur ses cheveux pour cacher leur couleur sombre et empêcher qu’ils ne se détachent sur le blanc environnant.

Puis il jeta un coup d’œil par-dessus le monticule. Le mitrailleur était penché sur son arme, mais le commandant de l’U-boat regardait à la jumelle dans la direction de Pitt. Après quelques secondes, il vit le commandant se tourner et montrer le navire. Le mitrailleur fit pivoter son arme dans la direction indiquée par son commandant.

Pitt prit une profonde inspiration et démarra, fonçant sur la glace, appuyant sur ses jambes et zigzaguant avec presque la même agilité que quand, des années auparavant, il jouait ailier dans l’équipe de l’Académie de l’Air Force. Sauf que, cette fois, Al Giordino n’était pas là pour le protéger.

La glace déchira ses chaussettes et lui coupa la plante des pieds, mais il choisit d’ignorer la douleur.

Il avait couru trente mètres quand l’équipage de l’U-boat se réveilla et se remit à tirer. Cependant, leurs balles, trop hautes, passèrent derrière lui. Avant qu’ils aient pu corriger pour le plomber, il était trop tard. Il avait contourné le gouvernail du Polar Storm juste une seconde seulement avant que des balles s’écrasent sur l’acier de la coque où elles griffèrent la peinture comme des abeilles en colère.

À l’abri sur le côté du navire protégé du sous-marin, il ralentit pour reprendre son souffle. On avait remonté la passerelle et Gillespie avait fait virer le navire de 180 degrés sur en avant toute, il avait toutefois fait placer une échelle de corde sur le flanc. Pitt courut le long du navire qui prenait de la vitesse, attrapa l’échelle et s’y hissa au moment même où les morceaux de glace cassés par l’étrave passaient sous ses pieds en chaussettes.

Dès qu’il atteignit le bastingage, Cox le souleva et le déposa sur le pont.

— Bon retour, dit-il avec un large sourire.

— Merci, Ira, répondit Pitt en haletant.

— Le commandant veut vous voir sur le pont. Pitt se contenta de hocher la tête et boita jusqu’à l’échelle de coupée montant au pont du navire.

— Monsieur Pitt ?

— Oui, dit-il en se retournant.

Cox montra du menton les empreintes sanglantes qu’il laissait sur le pont.

— Vous devriez demander au médecin de bord de jeter un coup d’œil à vos pieds.

— Je vais prendre rendez-vous sans tarder.

Debout sur l’aile de pont, Gillespie étudiait l’U-boat dont la coque noire flottait, rigide, au milieu de la glace où il avait fait surface. Il se tourna quand Pitt sortit de l’échelle de coupée.

— Vous avez fait une mauvaise rencontre, hein ?

— J’ai dû dire quelque chose qui les a fâchés.

— Oui, j’ai entendu votre petit échange de mots doux.

— Le commandant vous a-t-il contacté ? Gillespie fit non de la tête.

— Pas un mot.

— Pouvez-vous contacter le monde extérieur ?

— Non. Comme nous le craignions, il a effectivement brouillé les communications par satellites, Pitt considéra le sub.

— Je me demande ce qu’il attend ?

— Si j’étais lui, j’attendrais que le Polar Storm fasse demi-tour et se dirige vers la haute mer. Il sera alors en position de nous canarder tranquillement.

— Dans ce cas, dit sombrement Pitt, ça ne va pas tarder.

Comme s’il lisait dans les pensées du commandant de l’U-boat, il aperçut une houppette de fumée sortir de la gueule du canon de pont, immédiatement suivie d’une explosion qui éclata dans la glace, derrière la grosse poupe du brise-glace.

— Ce n’est pas passé loin, dit Bushey, devant la console de commande. Evie, debout à la porte du pont, avait l’air stupéfait.

— Pourquoi nous tirent-ils dessus ?

— Descendez ! lui cria Gillespie. Je veux que tous ceux qui n’ont rien à faire ici, les scientifiques et les passagers, restent en bas sur bâbord, loin du sous-marin.

Indocile, elle prit plusieurs photos de l’U-boat avant de descendre vers une partie plus protégée du navire. L’obus frappa l’hélicoptère sur son carré de parking, à l’arrière, et le transforma en un tas de ferrailles fumantes. Bientôt, un autre obus déchira l’air glacial et s’écrasa contre la cheminée du navire dans un bruit assourdissant, glissant comme une hache frappant une boîte d’aluminium. Le Polar Storm frissonna, parut hésiter, puis, avec un effort, recommença à briser la glace.

— On ouvre la brèche ! cria Cox.

— Nous avons une distance considérable à parcourir avant d’être hors de leur portée, dit Pitt. Et même alors, il peut plonger et nous poursuivre sous la banquise.

La mitrailleuse du sub ouvrit à nouveau le feu et ses balles dessinèrent des lignes de trous sur l’étrave du brise-glace où les fenêtres de la verrière éclatèrent en mille fragments. Les balles traversèrent le pont, écrasant tout ce qui se trouvait au-dessus de 90 centimètres du plancher. Pitt, Gillespie et Cox se jetèrent instinctivement à plat ventre, mais Bushey le fit deux secondes trop tard. Une balle lui traversa l’épaule, une autre frappa sa mâchoire.

Puis le canon de l’U-boat se mit à son tour à cracher. L’obus traversa l’arrière du pont, pénétra dans la salle à manger, avec une force brutale, et s’écrasa contre une cloison. Le coup fut si rude que le Polar Storm trembla d’un bout à l’autre. La secousse s’étouffa et se répercuta tout autour d’eux. Sur le pont, tout le monde fut projeté à terre ça et là, comme des poupées de chiffon. Cox et Gillespie avaient été propulsés contre la table des cartes. Bushey, déjà étendu sur le pont, alla rouler sous ce qui restait de la console de commandes. Pitt se retrouva en travers de la porte de l’aile de pont.

Il se releva sans prendre la peine de compter les écorchures et les coupures de verre. Une fumée acre emplissait ses narines et ses oreilles résonnaient l’empêchant d’entendre tout autre son. Il se cogna contre Gillespie et s’agenouilla près de lui. L’explosion qui l’avait envoyé contre la table des cartes lui avait cassé trois, voire quatre côtes. Ses oreilles saignaient. Du sang coulait aussi d’une des jambes de son pantalon. Il avait les yeux ouverts, mais un peu vitreux.

— Mon navire, gémissait-il doucement. Ces salauds sont en train de détruire mon navire !

— Ne bouge pas, lui ordonna Pitt. Tu as peut-être des blessures internes.

— Mais qu’est-ce qui se passe, là-haut ? fit la voix de l’ingénieur mécanicien par le seul transmetteur encore en état.

Sa voix se perdait presque dans les battements et les grondements de la salle des machines.

Pitt attrapa le téléphone de bord.

— Nous sommes attaqués par un sous-marin. Donnez-nous toute la puissance dont vous disposez. Nous devons nous mettre hors de sa portée avant qu’il nous réduise en miettes.

— Nous avons des dommages et des blessés, ici.

— Et vous aurez bientôt pire, aboya Pitt, si vous ne nous maintenez pas en vitesse maximale.

— Jake ? grogna Gillespie, où est Jake ?

L’officier en second saignait, inconscient. Cox était penché sur lui.

— Il est cuit, dit franchement Pitt. Qui est le suivant sur la liste de commandement ?

— Joe Bascom, mais il est retourné aux États-Unis, à Montevideo, parce que sa femme va avoir un bébé. Appelle Cox.

Pitt fit signe au quartier-maître.

— Ira, le commandant vous demande.

— Avons-nous viré complètement ? demanda Gillespie.

— Oui, monsieur. Nous sortons de la banquise en suivant un cap zéro-cinq-zéro.

Pitt contemplait l’U-boat, comme hypnotisé, attendant sans ciller le prochain obus. Il n’eut pas longtemps à attendre. Au même instant, il vit l’ange de la mort traverser la glace – s’enfonçant dans le canot de sauvetage tribord, une grosse embarcation capable de transporter soixante personnes. L’onde de choc secoua convulsivement le navire sur bâbord. Le monstrueux coup de boutoir désintégra le canot avant d’exploser contre la cloison séparant le pont du navire de la cuisine. Il y eut un tourbillon de flammes et de fumée au milieu de morceaux de bois, de bastingage et de portemanteaux de canots. Bientôt, toute la longueur du pont fut en feu, les flammes se déroulant des déchirures du pont et des cloisons.

Avant que quiconque, sur le pont, ait pu retrouver ses esprits, la gueule du canon éjecta, dans un hurlement hystérique, un nouveau projectile vers le brise-glace au supplice. Puis il désintégra, en un crescendo de détonations, la proue, envoyant voler en éclats les chaînes d’ancre comme des morceaux de bois.

Et le Polar Storm tenait toujours.

Le navire prenait rapidement de l’avance sur le sous-marin, la mitrailleuse du kiosque devint inefficace et se tut. Mais la distance n’augmentait pas assez vite. Quand l’équipage de l’U-boat comprit que le brise-glace avait une petite chance de lui échapper, il redoubla ses efforts pour recharger et tirer.

Les tirs partaient maintenant toutes les quinze secondes, mais tous n’atteignaient pas le navire. Le fait de naviguer plus vite permettait d’éviter certains obus dont l’un, cependant, vola assez haut pour arracher le radar et le mât radio.

L’attaque et les ravages étaient arrivés si vite que Gillespie n’avait pas eu le temps d’envisager de se rendre pour sauver la vie des gens qu’il transportait. Mais Pitt avait compris, lui. Le Quatrième Empire ne permettrait à personne d’en réchapper. Son intention était de les anéantir tous et d’engloutir corps et navire à mille pieds au fond d’une mer froide et indifférente.

La glace s’amincissait à mesure que le Polar Storm se rapprochait de la haute mer et que le navire déchiré fendait la banquise, l’écrasant sous son étrave, ses moteurs et ses hélices battant l’eau glacée. Pitt calcula les chances qu’ils avaient de se précipiter contre le sous-marin et de le heurter, mais la distance était trop grande.

Non seulement le navire de recherches aurait à subir un tir de barrage d’obus à bout portant, mais l’U-boat pourrait facilement plonger pour se mettre à l’abri avant que le Polar Storm ait le temps de l’atteindre.

Le canot tribord n’était plus qu’un petit tas de bois, les restes écrasés de sa proue et de sa poupe pendant de son portemanteau tordu. De la fumée s’échappait, inquiétante, des ouvertures dues aux obus, mais tant que la salle des machines n’était pas irrémédiablement touchée, le Polar Storm continuerait à labourer la glace. Le pont disparaisssait sous les débris avec, ça et là, des taches luisantes de sang.

— Encore 400 mètres et nous devrions être hors d’atteinte, cria Pitt à la cantonade.

— Continuez comme ça ! ordonna Gillespie en se mettant douloureusement en position assise sur le pont, le dos appuyé à la table des cartes.

— Les commandes électroniques ont été anéanties, dit Cox. Le gouvernail est immobilisé en position et il n’y a aucune commande possible. J’ai peur qu’on tourne en rond pour revenir vers ce maudit sub !

— Des blessés ? demanda Gillespie.

— D’après ce que je sais, les scientifiques et la plupart des hommes sont indemnes, répondit Pitt. La partie du navire où ils sont rassemblés n’a pas été touchée.

— Tu parles d’une bataille ! murmura Cox, blessé aux lèvres. On ne peut même pas lancer des boules de neige !

Le ciel se déchira encore. Un obus transperça la coque, traversa la salle des machines, coupant des câbles électriques et des tuyaux de carburant avant de s’écraser de l’autre côté sans exploser. Dans la pièce, personne ne fut blessé, mais les dommages étaient réels. Les gros moteurs diesels perdirent leurs révolutions et s’arrêtèrent peu à peu.

— Ce dernier tir a coupé et détruit les arrivées de fioul, annonça la voix de l’ingénieur mécanicien par le transmetteur.

— Pouvez-vous réparer ? demanda Cox d’un ton désespéré.

— Affirmatif.

— Ça vous prendra combien de temps ?

— Deux heures, peut-être trois.

Cox regarda Pitt, qui s’était tourné pour regarder l’U-boat.

— On a gagné le cocotier, dit Cox.

— On dirait, répondit Pitt d’une voix grave. Ils peuvent rester là à nous tirer dessus jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un trou dans la glace. Tu ferais bien de donner l’ordre d’abandonner le navire, Dan. Peut-être que quelques marins et quelques scientifiques réussiront à traverser la banquise et à atteindre le continent pour se cacher dans une caverne jusqu’à ce qu’on vienne à leur aide. Gillespie essuya une trainée de sang sur sa joue et hocha la tête.

— Ira, passez-moi le téléphone de bord.

Pitt se dirigea avec découragement vers l’aile de pont, qui semblait avoir été déchirée par le pilon d’un ferrailleur. Il regarda, à l’arrière, le drapeau étoilé qui battait comme par défi. Puis il leva les yeux vers le pavillon de la NUMA qui claquait au rythme de la brise. Finalement, il reporta son attention sur l’U-boat. Il vit la gueule du canon cracher et entendit l’obus siffler entre le mât du radar et la cheminée démolie puis tomber et exploser dans la glace, 100 mètres au-delà. Ce n’était, Pitt le savait, qu’un répit momentané.

Soudain, du coin de l’œil, puis plus franchement, il regarda au-delà du sous-marin. Il poussa un gros soupir et ressentit une immense vague de soulagement à la vue d’une petite flamme cernée de fumée blanche se détachant sur le ciel bleu.

À une quinzaine de kilomètres de là, un missile terre-terre explosa sur la banquise, traça un arc au-dessus de l’horizon, atteignit son zénith, puis plongea sinistrement vers l’U-boat. Tantôt le sous-marin flottait sur la glace, tantôt il était enveloppé d’une extraordinaire vague de flammes orange, rouge et jaune qui s’éleva en champignon, très haut au-dessus de la fumée grise. La coque de l’U-boat se brisa en deux, la proue et la poupe s’élevant vers le ciel comme deux entités indépendantes. La partie centrale du bateau n’était qu’un grand maelstrôm de feu et de fumée. Un nuage de vapeur s’éleva quand une dernière flamme jaillit de dessous la glace. Puis le sous-marin coula.

Tout se passa si vite que Pitt eut du mal à en croire ses yeux.

— Il a disparu ! marmonna-t-il, stupéfait.

L’impressionnant silence qui s’ensuivit fut brisé par une voix sortant du haut-parleur.

— Polar Storm ? Me recevez-vous ? Pitt saisit le radiotéléphone.

— Nous vous recevons, bon Samaritain.

— Ici le commandant Evan Cunningham, du navire d’attaque nucléaire Tucson, des États-Unis. Désolé, nous n’avons pas pu arriver plus tôt.

— Mieux vaut tard que jamais, dit Pitt. Et c’est le cas ici. Pouvez-vous nous prêter votre équipe de contrôle des dommages ? Nous sommes en mauvais état.

— Avez-vous des voies d’eau ?

— Non, mais nos œuvres mortes en ont pris un sale coup et la salle des machines a été touchée.

— Apprêtez-vous à recevoir notre équipe. Nous serons à bord dans vingt minutes.

— On vous prépare du Champagne et du caviar.

— D’où sortent-ils ? demanda Cox, stupéfait.

— L’amiral Sandecker, répondit Pitt. Il a dû aller jusqu’au ministre de la Marine.

— Maintenant que cet U-boat ne brouille plus nos communications par satellite, dit Gillespie en haletant, je vous suggère d’appeler l’amiral. Il va exiger un rapport sur nos dommages et nos blessés.

Cox soignait Bushey, qui semblait reprendre conscience.

— Je m’en occupe, dit Pitt pour le rassurer. Reste tranquille jusqu’à ce qu’on t’ait transporté à l’infirmerie et que le docteur se soit occupé de toi.

— Comment va Bushey ?

— Il survivra. Il a une méchante blessure, mais devrait être sur pied dans une quinzaine. C’est toi qui as le plus morflé à bord.

— Dieu en soit loué, dit bravement Gillespie.

Pendant qu’il composait le numéro du quartier général de la NUMA, à Washington, Pitt pensa à Giordino sur l’île Saint-Paul, à moins de 1 500 milles de là.

« Le veinard », se dit-il. Il imaginait son bon copain assis dans un grand restaurant du Cap, avec une fille ravissante, vêtue d’une robe élégante, commandant une bouteille de bon vin sud-africain.

— Je tire toujours la mauvaise paille, murmura-t-il entre ses dents, sur ce qui restait du pont. Lui, il est au chaud pendant que moi, je me les gèle ici !

19

Pourquoi est-ce que c’est toujours Pitt qui a les meilleures missions ? rouspétait Giordino. Je parie qu’en ce moment, il dort dans une cabine chaude et confortable à bord du Polar Storm, avec une ravissante biologiste entre les bras.

Il était trempé et frissonnait sous la gifle de la pluie poussée par le vent et gravissait en trébuchant la pente rocheuse menant à la caverne, les bras chargés de petites branches que Gunn et lui avaient coupées sur les rares arbustes poussant autour de la montagne.

— Nous aussi serons au chaud quand le bois sera assez sec pour prendre feu, dit Gunn.

Il marchait un peu devant Giordino, les bras chargés, lui aussi, de branches presque sans feuilles, et fut heureux de franchir l’entrée voûtée du tunnel. Il jeta le bois sur le sol pierreux et s’accroupit contre un des murs.

— Je crains que tout ce que nous pourrons faire avec ces machins soit un paquet de fumée, marmonna Giordino en enlevant son ciré dégoulinant et en essuyant avec une petite serviette l’eau qui avait coulé dans son cou.

Gunn lui tendit une tasse de café, froid maintenant, contenu dans le Thermos, ainsi que la dernière barre chocolatée.

— Notre dernier dîner, annonça-t-il solennellement.

— Sandecker t’a-t-il dit quand il allait nous sortir de ce tas de pierres ?

— Seulement que les secours étaient en route. Giordino regarda le cadran de sa montre.

— Ça fait déjà quatre heures. J’aimerais être au Cap avant la fermeture des pubs.

— Il a dû avoir du mal à trouver un autre rotor basculant et un pilote, sinon ils seraient déjà là.

Giordino pencha la tête et écouta. Il se glissa dans le tunnel et resta près de l’entrée. La grosse averse avait fait place à une pluie légère. Le ciel couvert se dégageait et des taches bleues émergeaient entre les nuages qui filaient. Pour la première fois depuis des heures, il put voir la mer assez loin devant.

Il y avait comme une crotte de mouche sur une vitre gelée. Tandis qu’il l’observait, la mouche grossit pour devenir un hélicoptère noir. Quinze cents mètres encore et il décela qu’il s’agissait d’un McDonnel Douglas Explorer sans rotor arrière.

— Nous avons de la compagnie, annonça-t-il. Un hélico venant du nord-ouest, volant vite et bas au-dessus de l’eau. On dirait qu’il transporte des missiles air-terre.

Gunn vint se poster à côté de Giordino.

— Un hélicoptère ne peut pas faire le chemin du Cap jusqu’ici, il doit venir d’un navire.

— Aucun logo. C’est bizarre.

— Ce n’est pas un avion militaire sud-africain, j’en suis sûr, observa Gunn.

— Je doute qu’il nous apporte des cadeaux, remarqua Giordino. Sinon, ils auraient appelé pour qu’on les attende.

Le ronflement des turbines et des rotors brisa bientôt le silence. Le pilote n’était pas un risque-tout. C’était au contraire un homme très prudent, volant à une hauteur raisonnable au-dessus des falaises. Il fit du surplace deux ou trois fois, étudiant la corniche où s’était posé le rotor basculant. Puis il descendit lentement, cherchant son chemin dans les courants aériens. Les patins d’atterrissage touchèrent la surface rocheuse et les lames du rotor s’arrêtèrent peu à peu.

Puis ce fut le calme. Sans le vent, les flancs de la montagne redevinrent silencieux. Au bout d’un moment, la grosse porte coulissante de 1,20 mètre s’ouvrit et six hommes vêtus de combinaisons noires sautèrent au sol. Ils semblaient transporter suffisamment d’armes et de puissance de feu pour envahir un petit pays.

— Drôle d’équipe de sauveteurs, dit Giordino.

Gunn avait déjà saisi son téléphone Globalstar et composé le numéro de l’amiral à Washington. Quand Sandecker répondit, Gunn dit simplement :

— Nous avons des visiteurs armés et un hélicoptère noir sans logo.

— On dirait que c’est ma journée pour éteindre les feux de brousse, répondit Sandecker d’un ton caustique. D’abord Pitt et maintenant vous.

Puis sa voix trahit une réelle inquiétude.

— Combien de temps pouvez-vous vous cacher ?

— Vingt minutes, peut-être trente.

— Une frégate américaine armée de missiles navigue à pleine vitesse vers l’île Saint-Paul. Dès que son hélicoptère sera à sa portée, je demanderai au commandant de le mettre en l’air.

— Amiral, avez-vous une idée du temps que ça prendra ? Il y eut un silence, puis :

— Deux heures. Moins, j’espère.

— Je sais que vous aurez essayé, dit calmement Gunn d’une voix exprimant une compréhension véritable, et nous vous en remercions, (Il savait que la dure cuirasse de l’amiral était sur le point de craquer). Ne vous inquiétez pas. Al et moi serons au bureau lundi.

— Débrouillez-vous pour y être, dit sombrement Sandecker.

— Au revoir, monsieur.

— Au revoir, Rudi. Dieu vous protège. Et dites à Al que je lui dois un cigare.

— Je le lui dirai.

— Combien de temps ? demanda Giordino en voyant le visage inquiet de Gunn et s’attendant au pire.

— Deux heures.

— Super ! grogna Giordino. J’aimerais bien que quelqu’un m’explique comment ces salauds ont su que nous étions ici.

— Bonne question. Nous étions dans un cercle très choisi. Cinq personnes, pas plus, savaient où les passagers du Madras avaient trouvé le crâne noir.

— Je commence à penser qu’ils ont une armée internationale d’indicateurs, dit Giordino.

Le groupe de recherche se sépara. Trois des hommes armés, à cinquante mètres les uns des autres, commencèrent à fouiller la montagne. Les trois autres partirent dans la direction opposée. Il semblait évident qu’ils allaient manœuvrer en spirale, jusqu’à ce qu’ils trouvent le tunnel.

— Une heure, murmura Gunn. Il ne leur faudra qu’une heure pour tomber sur la vieille route.

— Je dirais plutôt cinq minutes, dit Giordino en montrant l’hélicoptère qui s’élevait. Le pilote va pouvoir mener ses copains jusqu’à notre porte.

— Tu crois que ça servirait à quelque chose de parlementer ? Giordino fit non de la tête.

— Si ces types sont liés à ceux que Dirk et moi avons rencontrés à Telluride, ils ne nous serreront pas la main, ils ne nous feront pas la bise et pas de quartier.

— Deux hommes sans armes contre six armés jusqu’aux dents. Il va falloir rétablir l’équilibre.

— Tu as un plan ? demanda Giordino.

— Tu parles !

Giordino lança au petit homme tranquille un regard médusé.

— C’est malveillant, dégoûtant ou franchement sournois ? Gunn eut un sourire malicieux.

— C’est tout ça, et plus encore.

L’hélicoptère fit presque quatre fois le tour de la montagne avant que son pilote aperçoive la vieille route menant au tunnel. Ayant informé les deux équipes de recherche dont l’une était assez loin sur l’autre flanc, il s’immobilisa au-dessus de la route pour les guider. La première équipe de trois hommes convergea, avançant en file indienne, à vingt mètres les uns des autres. C’était un mode classique de pénétration – le premier se concentrait sur le terrain devant lui, le deuxième étudiait le haut de la pente de la montagne tandis que le troisième surveillait la partie basse. L’hélicoptère se dirigea alors vers l’autre groupe pour lui indiquer la voie la plus facile pour atteindre la route.

La première équipe négocia les parties qui avaient glissé et approcha le rocher géant devant lequel Gunn et Giordino étaient passés plus tôt, un peu avant l’entrée du tunnel. L’homme mince contourna le rocher et se retrouva devant l’entrée. Il se tourna vers ses camarades.

— J’ai atteint le tunnel, cria-t-il en anglais. J’y entre.

— Attention aux embuscades, Numéro Un, répondit le deuxième homme de la file.

— S’ils avaient des armes, ils les auraient déjà utilisées.

Le leader disparut derrière le rocher. Deux minutes plus tard, ce fut le tour du deuxième. Hors de la vue des autres, le troisième approchait du rocher quand une silhouette sortit silencieusement des roches où elle s’était cachée. Concentré sur l’entrée du tunnel, l’homme en noir ne remarqua pas le léger bruit de cailloux ni celui, presque inaudible, de pas derrière lui. Il ne sut jamais ce qui l’avait frappé. Gunn faisait tourbillonner une grosse pierre avec tant de vigueur qu’elle brisa le crâne du pisteur qui s’affaissa sans rien dire.

Moins d’une minute après, le corps était complètement recouvert et caché sous un tas de pierres. Un rapide regard pour s’assurer que l’hélicoptère était toujours hors de vue, de l’autre côté de la montagne, et Gunn rampait autour du rocher. Cette fois, il était armé : un fusil d’assaut, un pistolet automatique 9 millimètres et un poignard de combat. Il était également protégé par un gilet pare-balles. Il avait de plus soulagé son adversaire de sa radio.

Le plan sournois de Gunn pour survivre venait de commencer.

L’homme en tête de l’équipe entra précautionneusement dans le tunnel, une longue torche électrique sous un bras éclairant son chemin. Il pénétra lentement dans la première chambre, les jambes un peu courbées, en position de tir, pivotant à droite et à gauche, promenant sa lampe en même temps. Il ne vit que le squelette du vieux marin, les meubles pourrissants et les peaux de phoques pendues à un mur.

Il se détendit, baissa son arme et parla dans le casque radio qui enserrait sa tête.

— Ici Numéro Un. Il n’y a personne dans le tunnel ni dans la cave, à part les os d’un vieux marin qui a dû être déporté sur l’île. Vous me recevez ?

— Je vous reçois, Numéro Un, dit le pilote de l’hélicoptère, dont la voix était déformée par le bruit des moteurs alentour. Vous êtes sûr qu’il n’y a aucun signe des agents de la NUMA ?

— Croyez-moi, ils ne sont pas ici.

— Dès que Numéros Quatre, Cinq et Six vous auront rejoints, je vais mener une recherche dans les falaises.

Numéro Un éteignit sa radio. Ce fut le dernier acte de sa vie. Giordino surgit de derrière les peaux de phoque et lui enfonça une des vieilles lances à pointe d’obsidienne dans la gorge. L’homme eut une toux épouvantable, un gargouillement, puis le silence, tandis qu’il s’effondrait sur le sol de la chambre, mort.

Giordino saisit prestement le fusil d’assaut, presque avant que l’homme ait atteint le sol. Rapidement, il tira le corps sur le côté de l’entrée du tunnel et enleva le casque radio, le mettant sur sa propre tête. Il fit ensuite une boule de son vêtement polaire et la pressa contre la gueule de son fusil.

— Numéro Un ? cria une voix depuis l’arche d’entrée du tunnel, qu’avez-vous trouvé ?

Giordino, la main en cornet devant sa bouche, cria vers l’arrière de la chambre :

— Rien d’autre qu’un vieux squelette.

— Rien d’autre ?

Le deuxième poursuivant paraissait peu enthousiaste pour entrer dans la caverne.

— Rien ! (Giordino décida de prendre un risque.). Venez voir vous-même, Numéro Deux.

Comme un daim humant l’air, Numéro Deux entra. Giordino alluma une torche dont il dirigea le rayon dans les yeux de l’intrus en même temps qu’il lui tirait une balle dans le front, son vêtement en assourdissant le bruit. Gunn se précipita dans la caverne, le fusil d’assaut pointé, ignorant ce qu’il allait trouver.

— Maintenant, c’est deux contre trois, dit Giordino d’un ton triomphant en l’accueillant.

— Ne fais pas le fier, le pressa Gunn. Quand l’hélico reviendra, nous serons coincés ici.

— S’ils me prennent pour Numéro Un, comme l’a fait Numéro Deux, je pourrai peut-être jouer P. T. Barnum et les faire entrer.

Le second groupe d’ennemis n’était pas aussi naïf que le premier. Ils s’approchèrent de la route menant à la caverne avec autant de prudence qu’un inspecteur des postes examinant une lettre éventuellement piégée. Tandis que l’hélicoptère faisait du surplace au-dessus, ils s’avancèrent un par un, deux d’entre eux couvrant leur camarade qui se mit à plat ventre avant de les couvrir à son tour par une tactique de sauts de grenouille qui leur permit de s’approcher de l’arcade de l’entrée du tunnel. Ils étaient sur leurs gardes parce que Giordino observait le silence radio et ne répondait pas à leurs appels, de peur qu’une voix inconnue leur mette la puce à l’oreille.

Gunn et Giordino avaient déshabillé un des cadavres dont la taille correspondait à peu près à celle de l’Italien. Après avoir enfilé la combinaison noire, trop longue de quelques centimètres aux manches et aux chevilles, il les remonta, passa le fusil d’assaut sur une épaule et sortit hardiment. Il parla du coin des lèvres dans le micro de sa radio, essayant de prendre le ton aigu de l’homme qu’il avait tué.

— Qu’est-ce qui vous a retardé, Numéro Quatre ? demanda-t-il sans se démonter et sans regarder l’hélicoptère. Vous agissez comme des vieilles femmes. Je vous l’ai dit, il n’y a rien dans le tunnel ni dans la cave, que les os pourrissants d’un vieux naufragé.

— Vous avez une voix inhabituelle, Numéro Un. Giordino savait qu’il ne pourrait les tromper davantage.

— Je dois couver un rhume. Ce qui n’est pas étonnant, avec un temps pareil.

— Votre rhume a dû vous faire perdre au moins deux centimètres.

— Plaisantez si vous voulez, marmonna Giordino, je sors de sous une averse. Et je vous suggère d’en faire autant.

Il fit demi-tour et rentra dans la caverne, certain de ne pas prendre une balle dans le dos, du moins jusqu’à ce que les intrus se soient assurés qu’ils ne tueraient pas un des leurs.

— Ils sont sages, dit Gunn. J’ai entendu votre conversation à la radio.

— Quel est le plan Deux A ? demanda Giordino.

— Nous retournons en rampant jusqu’au tunnel d’à côté en passant par le toit écroulé et nous leur tendons une embuscade générale.

— Nous aurons de la chance si nous en touchons un ou deux.

— Du moins le jeu sera-t-il en notre faveur, répondit Gunn presque joyeusement.

Ils ne disposaient que de quelques minutes, aussi travaillèrent-ils d’arrache-pied pour rouvrir un passage assez large pour eux jusqu’à l’autre tombe. Malgré le froid humide, ils transpiraient abondamment en tirant les deux cadavres par l’étroite ouverture. Ils y passèrent eux-mêmes, tirant leurs sacs à dos derrière eux. Leur timing fut presque parfait. À peine avaient-ils remis les pierres en place et regardé dans la chambre extérieure par deux petits trous, que Numéro Quatre sautait dans la caverne et se jetait à plat ventre, suivi de près par Numéro Cinq, tous deux promenant le faisceau de leur lampe et le nez de leurs fusils de mur à mur, avec des mouvements rapides.

— Je te l’avais dit, murmura Giordino à l’oreille de Gunn pour que sa voix ne passe pas par le micro placé devant sa bouche, ils ont laissé Numéro Six dehors en réserve.

— Il n’y a personne ici, dit Numéro Quatre. La caverne est vide.

— Impossible, fit la voix du pilote. Ils approchaient tous les trois du tunnel il y a moins d’un quart d’heure.

— Il a raison, dit Numéro Cinq. Les Numéros Un, Deux et Trois ont disparu.

Ils parlèrent à mi-voix, mais Gunn saisit chacune de leurs paroles dans son casque radio. Toujours sur leurs gardes, surveillant le moindre mouvement, ils se détendirent un tout petit peu en voyant que personne ne pouvait être caché dans la caverne.

— Prends celui qui est debout, murmura Giordino. Ils portent des gilets pare-balles, alors vise la tête. Je prends celui qui est au sol.

Glissant le canon de leurs armes dans les trous d’à peine 3,5 centimètres de diamètre, juste assez pour voir par-dessus, ils alignèrent les deux hommes. Ils appuyèrent en même temps sur la détente et firent un bruit de tonnerre dans la caverne. L’homme au sol eut juste un mouvement convulsif tandis que l’autre homme porta les mains à sa tête, haleta et tomba lourdement sur le corps à ses pieds.

Giordino dégagea les pierres devant son visage, introduisit le rayon de sa lampe par le trou et observa leur ouvrage. Il se tourna vers Gunn et fît de la main le geste de trancher une gorge. Gunn comprit et alluma la radio.

— Nous devons rester où nous sommes, murmura Giordino. Avant qu’il puisse expliquer, une voix éclata dans le casque radio.

— Que se passe-t-il, là-bas ?

N’ayant plus intérêt à jouer la comédie, Giordino répondit :

— Rien de grave. On a tué un lapin.

— Un lapin ? répéta le pilote. Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?

— Je crains que nos camarades ne soient morts, dit sobrement Numéro Six. Ces démons de la NUMA ont dû les abattre.

— Ce sont les lapins dont je vous ai parlé, annonça Giordino, ajoutant l’insulte à l’injure.

— Vous allez sûrement mourir, dit le pilote.

— Comme le disaient les anciens gangsters, venez nous chercher !

— Ça ne sera pas nécessaire, ricana le pilote.

— Baisse la tête, siffla Giordino à Gunn. Ça va chauffer.

Le pilote aligna le nez de son appareil sur l’entrée du tunnel et tira un de ses missiles. Il y eut alors un grand sifflement tandis que la roquette sortait de son tube attaché sous le fuselage de l’appareil. La roquette ne réussit pas à entrer dans le tunnel. Elle frappa un des murs et explosa. La force de l’impact dans la roche fut assourdissante. On aurait dit qu’un piano à queue venait de tomber du dixième étage. De la pierre pulvérisée s’éleva en une pluie mortelle qui réduisit en miettes tout ce qui se trouvait dans la grotte. La fumée et la poussière entremêlées dans cet espace restreint bouillonnèrent et tourbillonnèrent avec la puissance d’un ouragan avant de prendre le chemin de moindre résistance et de ressortir par le tunnel puis dehors, à l’air libre. Tout ce qui pouvait brûler dans la chambre prit feu immédiatement.

Par miracle, ni les toits du tunnel ni ceux de la grotte ne s’effondrèrent. La force principale de l’explosion fut renvoyée dans le tunnel en même temps que la fumée et la poussière. Giordino et Gunn eurent cependant l’impression que des poings énormes avaient vidé tout l’air que contenaient leurs poumons. Réagissant rapidement, ils se couvrirent la tête de la partie supérieure de leurs combinaisons pour filtrer la poussière et la fumée, avant de reculer momentanément vers la tombe.

— J’espère… j’espère qu’ils n’en enverront pas une autre par ici, dit Gunn en toussant. À tous les coups, nous n’y survivrions pas.

Giordino n’entendit que la moitié de sa phrase, tant ses oreilles résonnaient.

— J’ai l’impression qu’ils penseront qu’une seule suffît, dit-il d’une voix rauque, entre deux quintes de toux.

Reprenant lentement ses esprits, il commença à dégager les rochers pour élargir l’ouverture.

— Je commence à être fatigué de jouer aux terrassiers, je dois l’avouer.

Une fois revenus dans la grotte, ils cherchèrent à tâtons, dans la fumée et la poussière, les armes de leurs assaillants et finirent par posséder cinq fusils d’assaut et autant de pistolets automatiques à eux deux. Luttant pour respirer un air qui avait disparu, ils travaillèrent à l’aveuglette. Giordino attacha ensemble trois des fusils avec une corde prise dans son sac à dos. Ils étaient rigoureusement parallèles. Puis il fit passer une autre corde autour des détentes et l’attacha sous les gardes.

— La dernière chose à laquelle ils penseront, c’est que nous sortirons du tunnel en tirant, dit-il à Gunn. Prends Numéro Six. Moi, je vise l’hélicoptère.

Gunn essuya ses lunettes de sa manche et hocha la tête.

— Il  vaut mieux que j’y aille le premier. Tu n’aurais aucune chance d’atteindre l’hélico si Numéro Six n’est pas éliminé.

Giordino hésitait à laisser le petit directeur adjoint de la NUMA entreprendre une action aussi suicidaire. Il allait protester quand Gunn leva son arme et disparut dans le feu et la fumée. Mais il fit un faux pas et s’étala dans le tunnel, se remit debout et courut en avant, craignant les balles qui ne manqueraient pas de le cribler dès qu’il apparaîtrait dans le prolongement de la sortie du tunnel. Mais Numéro Six ne soupçonnait pas que quelqu’un puisse être encore vivant à l’intérieur. Il avait baissé sa garde et parlait au pilote de l’hélicoptère.

Le handicap de Gunn, c’était qu’il ne distinguait presque rien, il n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait Numéro Six par rapport à l’entrée. Ses lunettes étaient couvertes de suie, ses yeux pleuraient et il discerna une vague silhouette à dix mètres de lui, à droite de l’arcade. Il appuya sur la détente et ouvrit le feu. Ses balles volèrent tout autour de Numéro Six sans le toucher. L’homme se retourna et tira six fois contre Gunn. Deux balles le manquèrent, mais une l’atteignit au mollet gauche et les autres rebondirent sur le gilet pare-balles et le firent rouler en arrière. Puis, tout à coup, Giordino sortit de la fumée avec ses trois fusils crachant. Il déchira presque la tête de Numéro Six. Sans hésiter, il dirigea ensuite les canons des trois fusils vers le ventre de l’hélicoptère, envoyant près de 3 000 coups par minute qui déchirèrent la fine paroi métallique.

Stupéfait par ce qu’il avait vu au-dessous de lui, deux hommes portant les mêmes uniformes que ses amis qui s’entretuaient, le pilote hésita à agir. Quand il se décida à actionner la mitrailleuse montée sous le nez du M-D Explorer, Giordino envoyait déjà un nombre impressionnant de balles dans l’appareil sans blindage. Comme une machine à coudre, le flot constant du feu ourla de son tir le flanc du fuselage jusqu’au pare-brise et le cockpit. Puis le silence se fit quand les magasins des fusils furent vides.

L’Explorer parut suspendu un instant dans les airs, puis piqua du nez, hors de contrôle, et alla s’écraser contre le flanc de la montagne, 300 mètres en dessous de l’entrée du tunnel, où il s’enflamma d’un seul coup. Giordino laissa tomber les fusils et se précipita vers Gunn, qui tenait sa jambe blessée à deux mains.

— Reste où tu es ! ordonna-t-il. Ne bouge pas.

— Ce n’est qu’une égratignure, plastronna Gunn, les dents serrées.

— Une égratignure, tu parles ! La balle t’a cassé le tibia. Tu as une fracture ouverte.

Gunn leva les yeux vers son ami et réussit à sourire malgré la douleur.

— Je ne peux pas dire que tu aies un gros talent de garde-malade.

Giordino ignora la tentative d’héroïsme de Gunn. Il défît un lacet de sa chaussure et fit un garrot temporaire autour de la cuisse, au-dessus du genou.

— Peux-tu tenir ça une minute ?

— Je pense que j’ai intérêt si je ne veux pas saigner à mort, grogna Gunn.

Giordino fonça dans le tunnel, traversa la caverne pleine de fumée et retira de la seconde chambre son sac à dos qui contenait une trousse de soins d’urgence. Il fut vite de retour et s’appliqua rapidement et efficacement à désinfecter la plaie et à contenir le flot de sang.

— Je n’essaierai même pas de te recoudre, dit-il. Mieux vaut laisser ça à un médecin du Cap.

Il ne voulait pas bouger le petit homme ; il l’installa aussi confortablement que possible et le protégea de la pluie par un morceau de plastique qu’il tira de son sac à dos. Après quoi, il appela l’amiral, l’informa de la blessure de Gunn et demanda qu’on vienne les chercher au plus vite.

Quand il eut fini la conversation avec Sandecker, il remit le téléphone dans sa poche et regarda brûler l’hélicoptère, au pied de la montagne.

— C’est de la démence, murmura-t-il pour lui-même. De la démence pure et simple. Qu’est-ce qui peut bien motiver tant d’hommes à tuer et à se faire tuer ?

Il ne put qu’espérer trouver les réponses. Le plus tôt serait le mieux.

20

Quarante-huit mètres de fond ! dit Cox en regardant le trou sinistre dans la glace marquant la tombe de l’U-boat. Vous êtes sûr de vouloir faire ça ?

— Les réparations de la salle des machines et du pont du Polar Storm par l’équipe de la Navy ne seront pas terminées avant deux bonnes heures, expliqua Pitt. Et, puisqu’il y a à bord du navire un équipement de plongée, je ne peux pas laisser passer l’occasion de fouiller la coque du sous-marin.

— Qu’espérez-vous trouver ? demanda Evie Tan qui avait accompagné Pitt et la petite équipe de marins.

— Un journal de bord, des papiers, des rapports, n’importe quoi d’écrit qui pourrait nous mettre sur la piste de celui qui commande tout ça et qui nous indique de quel endroit caché vient ce bateau.

— De l’Allemagne nazie de 1945, dit Cox avec un petit sourire sans essayer de faire de l’humour. Pitt s’assit sur la glace pour mettre ses palmes.

— D’accord, mais où l’a-t-on caché depuis cinquante-six ans ? Cox haussa les épaules et vérifia le système d’écoute.

— Vous m’entendez bien ?

— Vous allez faire éclater mes tympans ! Baissez le volume.

— Et maintenant ?

— C’est mieux, dit Pitt dont la voix sortait d’un haut-parleur situé dans une tente montée à côté du trou dans la glace.

— Vous ne devriez pas y aller seul, dit Cox.

— Un autre plongeur ne ferait que me gêner. De plus, j’ai déjà plus de vingt plongeons sous la glace de l’Arctique à mon actif, alors ce n’est pas une expérience nouvelle pour moi.

Dans la chaleur d’une génératrice installée dans la tente, Pitt enfila un vêtement à eau chaude Divex Armadillo, avec un système de tubes internes et externes qui faisaient circuler l’eau chaude autour de son corps, y compris de ses mains, ses pieds et sa tête. L’eau chaude venait d’un réchauffeur et d’une pompe combinés qui l’envoyaient par une sorte de cordon ombilical à une plaque de raccordement dans le vêtement, ce qui permettait à Pitt d’en régler le débit. Il portait un grand masque facial AGA MK-II adapté à un système de communication radio. Il avait choisi de porter des bouteilles pour la liberté de mouvement qu’elles offraient plutôt que de se fier à un système de ravitaillement de surface. Ayant vérifié rapidement sa lampe de plongée sous-marine Substrobe Ikelite, il fut prêt à partir.

— Bonne chance ! cria Evie pour que Pitt l’entende sous sa cagoule et son masque.

Puis elle prit quantité de photos de Pitt assis au bord de la glace avant qu’il saute dans l’eau glacée.

— Vous êtes sûr que je ne peux pas vous persuader d’emporter un appareil étanche pour photographier ce qu’il y a en bas ?

Pitt fit signe que non tandis que sa voix résonnait dans le haut-parleur.

— Je n’aurai pas le temps de jouer au photographe.

Il fit un signe de la main et culbuta dans l’eau, se propulsant à l’aide de ses palmes. Il plongea et se remit en ligne six mètres plus bas, tout en faisant circuler l’air de sa combinaison sèche et attendant de voir si l’élément chauffant compensait la baisse radicale de la température. Au cours de toutes ses années de plongée, Pitt avait rarement eu des problèmes sous l’eau. Il se parlait en permanence, aiguisant son esprit en se posant des questions et en observant son environnement, tout en vérifiant les jauges de ses instruments et ses conditions physiques.

Sous la plaque de glace d’environ 90 centimètres d’épaisseur, il trouva un monde tout à fait différent. En regardant au-dessus de lui, il imaginait la partie inférieure de la glace comme la surface d’une planète inconnue, tout au fond de la galaxie. Traversée par la lumière filtrant à travers la couche blanche et plate, elle se transformait en un paysage inversé de monts et de vallées bleu-vert, couverts de nuages jaunes mouvants d’algues, qui nourrissaient une innombrable armée de krills. Il s’arrêta un instant pour régler le flux d’eau chaude avant de regarder en dessous de lui l’immense vide verdâtre qui se perdait dans l’obscurité des profondeurs.

Tout cela l’attira et il plongea pour l’étreindre.

La scène morbide se révéla lentement, comme si un rideau d’ombre le séparait du fond tandis qu’il descendait. Aucun varech, aucun corail, aucun poisson aux brillantes couleurs, ici. Il regarda au-dessus la lueur sinistre descendant du trou pour s’orienter. Puis il fit une pause pour allumer sa lampe et la diriger vers l’épave tout en équilibrant la pression de ses oreilles.

Les restes de l’U-boat étaient cassés et éparpillés. Le centre de la coque, sous le kiosque, avait été complètement rompu et mutilé par l’explosion du missile. Le kiosque lui-même s’était détaché de la coque et reposait sur le côté, au milieu d’un champ de débris. La poupe ne semblait attachée à la quille que par les arbres porte hélices. Le fond mou avait presque avalé l’épave et Pitt fut surpris de constater que presque vingt pour cent du navire était déjà enterré.

— J’ai atteint l’épave, annonça-t-il à Cox. Elle est salement cassée. Je vais pénétrer dans ce qui en reste.

— Faites bien attention, dit la voix désincarnée de Cox dans l’oreillette de Pitt. Un seul trou dans votre combinaison fait par un morceau de métal et vous serez gelé avant de revenir à la surface.

— Voilà une pensée chaleureuse !

Pitt n’essaya pas immédiatement d’entrer dans le vaisseau. Il passa près de dix minutes d’un temps précieux, quand on est au fond, à nager au-dessus de l’épave et à examiner les débris. L’ogive était faite pour démolir une cible beaucoup plus grande et le sous-marin ne ressemblait plus à un bateau. Des tuyaux, des soupapes et des plaques d’acier écrasées de la coque gisaient partout, comme jetés là par une main géante. Il nagea au-dessus de morceaux de corps, passant sur les restes comme un esprit survolant les horreurs d’un attentat terroriste dans un autobus.

Il agita ses palmes et entra dans la coque fracassée, par le trou béant qu’avait laissé le kiosque en se détachant. Il distingua deux corps sous le faisceau de sa lampe, coincés sous les commandes de plongée. Luttant contre la nausée, il les fouilla pour les identifier, mais ne trouva rien d’intéressant, aucun portefeuille, aucune carte de crédit ou de papiers d’identité avec des photos sous plastique. Il était anormal que les membres de l’équipage de l’U-boat ne possèdent aucun objet personnel.

— Huit minutes, dit Cox. Vous n’avez que huit minutes avant de remonter.

— Compris.

C’était généralement Giordino qui lui donnait ces avertissements, mais Pitt était profondément reconnaissant à ce gros ours de Cox pour sa prévenance. Cela lui permettait d’économiser de précieuses secondes et de ne pas s’arrêter sans arrêt pour allumer le cadran de sa montre de plongée Doxa.

S’enfonçant plus profondément dans l’obscurité de la coque, éclairant des masses enchevêtrées de tuyaux et de plaques d’acier, il se glissa dans un étroit passage et commença à examiner les pièces menant aux flancs du bateau. Toutes étaient vides. Fouillant les tiroirs et les placards, il ne trouva aucun document d’aucune sorte.

Il vérifia l’air restant dans ses bouteilles pour préparer sa remontée et les paliers de décompression nécessaires. Puis il nagea dans ce qui lui parut le carré. L’un des côtés de la coque externe était enfoncé. Le placard et les chaises fixés au sol avaient été écrasés et cassés.

— Quatre minutes.

— Quatre minutes, répéta Pitt.

Il poursuivit sa recherche et trouva la cabine du commandant. Le temps pressant, il chercha frénétiquement des lettres, des rapports ou même un agenda. Rien. Même le journal de bord du sous-marin était inexistant. On aurait pu croire que le navire coulé et son équipage défunt n’étaient qu’une illusion. Pour un peu, il se serait attendu à disparaître lui-même.

— Deux minutes, annonça la voix tranchante de Cox.

— Je me mets en route.

Soudain, sans qu’il eût pu s’y attendre, Pitt sentit une main sur son épaule. Il se glaça et son cœur se mit à battre comme un marteau-piqueur. Le contact ne ressemblait pas à une étreinte. C’était davantage comme si la main reposait entre son bras et son cou. Au-delà du choc se cache la peur, la paralysie, la terreur incontrôlable qui peut conduire à la folie. C’est un état caractérisé par un manque total de compréhension et de perception. La plupart des gens deviennent complètement engourdis, presque anesthésiés, incapables de penser rationnellement.

La plupart, mais pas Pitt.

Malgré son premier étonnement, son esprit resta clair, il était trop pragmatique, trop sceptique pour croire aux fantômes et aux revenants, et il ne lui semblait pas possible qu’un autre plongeur surgisse de nulle part. La peur et la terreur disparurent comme une couverture qui tombe. La conscience de quelque chose d’inconnu devint une conscience intellectuelle, il s’immobilisa comme une statue de glace. Puis, lentement, soigneusement, il fît passer sa lampe et sa sacoche dans sa main gauche et, de la droite, retira son poignard de plongée de son étui. Tenant fermement le manche dans son gant thermique, il tourna sur lui-même pour faire face à la menace.

Ce qu’il vit alors fut une image qu’il emporterait jusque dans sa tombe.

21

Une femme, une femme magnifique, ou plutôt ce qui avait été une femme magnifique, le regardait de ses grands yeux morts, d’un bleu gris. Le bras et la main qui avaient frôlé son épaule étaient encore tendus, comme pour attirer son attention. Elle portait la combinaison noire habituelle du Quatrième Empire, mais son étoffe était déchirée, comme si un chat géant s’était fait les griffes dessus. Des morceaux de chair sortaient et ondulaient dans le courant léger. On distinguait les courbes de sa poitrine à travers l’étoffe déchirée et elle avait perdu un bras, coupé au niveau du coude. Sur son épaule, un insigne devait indiquer son grade, mais Pitt n’en connaissait pas la signification.

Le visage paraissait étrangement serein, saigné à blanc par l’eau froide. Ses traits étaient rehaussés par une masse de cheveux blonds qui flottaient derrière sa tête comme un halo. Elle avait des pommettes hautes et un nez légèrement bombé. Ses lèvres demeuraient entrouvertes, comme si elle allait parler. Les yeux gris-bleu paraissaient plonger dans les yeux verts de Pitt, à moins de trente centimètres. Il allait la repousser comme s’il s’agissait d’un démon de l’enfer, mais se retint en comprenant ce qu’il devait faire.

Rapidement, il fouilla ses poches. Il ne fut pas surpris de n’y rien trouver qui pût l’identifier. Il prit ensuite un mince câble sur un rouleau et en attacha une extrémité à sa ceinture de plongée et l’autre autour des pieds bottés du cadavre. Puis il repassa à la nage par le grand trou de la coque de l’U-boat et se dirigea vers la faible lumière, quarante-huit mètres au-dessus.

Après ses paliers de décompression, Pitt fit surface exactement au centre du trou irrégulier creusé dans la glace et nagea vers le bord où s’étaient rassemblés Cox et plusieurs membres de l’équipage. Evie Tan était là aussi et prenait des photos de Pitt tandis que des bras musclés l’aidaient à sortir de l’eau avec son encombrant équipement de plongée.

— Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? demanda Cox.

— Rien qu’on puisse déposer à la banque, répondit Pitt après avoir enlevé son masque. Il passa à Cox le câble qui trainait dans l’eau.

— Oserai-je demander ce qu’il y a à l’autre bout ?

— J’ai ramené une amie de l’U-boat.

Les yeux d’Evie s’écarquillèrent en voyant la forme obscure qui remontait des profondeurs. Quand elle atteignit la surface, ses cheveux flottaient et ses yeux semblaient regarder le soleil en face.

— Oh ! Mon Dieu ! murmura Evie en pâlissant. C’est une femme !

Elle était si choquée qu’elle oublia de photographier l’étrange femme avant qu’on l’enveloppe dans un drap de plastique que l’on posa sur un traîneau.

On aida Pitt à retirer ses bouteilles. Il suivit des yeux le corps que des marins emmenaient vers le Polar Storm.

— Si je ne me trompe pas, elle devait être officier.

— Quel dommage, dit tristement Cox. Elle a dû être très belle.

— Même dans la mort, ajouta Evie, elle dégage un certain raffinement. Si je ne suis pas trop mauvais juge, c’était une femme de qualité.

— Peut-être, dit Pitt. Mais que faisait-elle dans un sous-marin qui aurait dû être détruit il y a cinquante ans ? Avec un peu de chance, elle nous fournira une pièce du puzzle. Si toutefois on peut identifier son corps.

— Je vais suivre cette histoire jusqu’à la fin, dit résolument Evie.

Pitt enleva ses palmes et enfila une paire de bottes fourrées.

— Vous feriez bien d’en parler à la Navy et à l’amiral Sandecker. Ils ne souhaitent peut-être pas que cette affaire soit révélée au public pour le moment.

Evie voulut protester, mais Pitt suivait déjà le traîneau rentrant au navire.

Pitt prit une douche et se rasa, jouissant de la vapeur de la cabine avant de se détendre avec un petit verre de Liqueur Agavero de tequila, achetée pendant un voyage à La Paz, au Mexique. Ce n’est que lorsqu’il eut complètement recouvré ses esprits qu’il appela Sandecker à Washington.

— Un corps, dites-vous ? dit l’amiral après avoir entendu le rapport détaillé de Pitt sur les événements ayant suivi l’assaut du navire. Un officier féminin de l’U-boat ?

— Oui, monsieur. À la première occasion, je l’enverrai par avion à Washington pour examen et identification.

— Ça ne sera pas facile. Il s’agit d’une étrangère.

— Je suis sûr qu’on pourra retrouver d’où elle vient.

— Les objets que vous avez retirés du Madras ont-ils souffert de l’attaque ?

— Tout est intact et en bon état.

— Vous et tout le monde à bord avez eu une sacrée chance de vous en sortir vivants.

— C’était moins une, amiral. Si le commandant Cunningham n’était pas arrivé avec le Tucson au moment où il l’a fait, ce serait le Polar Storm qui reposerait sous l’eau glacée et non l’U-boat.

— Yaeger a fait une enquête sur l’U-2015 à partir de ses archives. Ce sub est une énigme. Les rapports indiquent qu’il s’est perdu au large du Danemark, début avril 1945. Cependant, certains historiens pensent qu’il est resté intact jusqu’à la fin de la guerre et que son équipage l’a amené discrètement au rio de La Plata, entre l’Argentine et l’Uruguay, près de l’endroit où le Graf Spee a sauté. Seulement, rien n’a jamais été prouvé.

— De sorte que sa fin n’a jamais été établie ?

— Non, répondit Sandecker. Tout ce dont on est sûr, c’est qu’il a été construit en novembre 1944, mis à l’eau, mais qu’il n’a jamais participé au combat.

— Quel usage voulait en faire la marine allemande ?

— C’était une nouvelle génération de navires électriques allemands, aussi le considérait-on comme bien supérieur à tous les autres sous-marins en service dans toutes les nations du monde. Sa coque, plus basse, pleine de batteries puissantes, lui permettait de dépasser la plupart des navires de surface et de rester en plongée pendant des mois, ainsi que de couvrir de très longues distances en immersion. Les quelques renseignements que Yaeger a pu trouver dans les vieux documents allemands disent qu’il devait participer à un projet appelé « Opération Nouvelle Destinée ».

— Où ai-je déjà entendu ça ? murmura Pitt.

— C’était un projet imaginé par les plus éminents nazis, en collaboration avec le gouvernement Peron, en Argentine, destiné à convoyer les immenses richesses amassées par les nazis pendant la guerre. Pendant que d’autres sous-marins continuaient à patrouiller pour couler les navires alliés, l’U-2015 faisait le trajet d’Allemagne en Argentine et retour avec pour mission de transférer des centaines de millions de dollars en lingots d’or et d’argent, du platine, des diamants et des objets d’art volés aux grandes collections d’Europe. Les officiers nazis de haut rang et leurs familles furent pris à bord et débarqués dans le plus grand secret dans un port discret de la côte de Patagonie.

— Et tout ça avant la fin de la guerre ?

— Et jusqu’au bout, répondit Sandecker. Des rapports invérifiables circulaient qui affirmaient que l’Opération Nouvelle Destinée était une idée personnelle de Martin Bormann. Il faisait peut-être preuve d’une adoration fanatique pour Adolf Hitler, mais il a été assez malin pour se rendre compte que le Troisième Reich s’effondrait. Son but était de faire passer la hiérarchie nazie et une incroyable quantité d’objets de valeur vers une nation amie de l’Allemagne avant que les Alliés ne franchissent le Rhin. Son projet le plus ambitieux était d’emmener Hitler dans un lieu caché des Andes, mais ça tomba à l’eau quand Hitler déclara qu’il voulait mourir dans son bunker, à Berlin.

— L’U-2015 fut-il le seul U-boat à transporter des richesses et des passagers en Amérique du Sud ? demanda Pitt.

— Non, il y en eut au moins douze autres. Mais on les retrouva tous après la guerre. Quelques-uns furent coulés par les avions et les navires alliés. Le reste fut soit vendu à des pays neutres, soit sabordé par leurs équipages.

— A-t-on une idée de ce qui est advenu de l’argent et des passagers ?

— Aucune, admit Sandecker. Un marin d’un des U-boats interviewé longtemps après la guerre – et qui disparut peu après – a décrit de grosses caisses de bois chargées sur des camions, sur un dock désert. Les passagers, en civil, ressemblaient à de hauts personnages du parti nazi et agissaient en conséquence. On les a entassés dans des voitures qui les attendaient. Mais ce qu’ils sont devenus, eux et le trésor, personne ne le sait.

— L’Argentine est un foyer de vieux nazis. Quel meilleur endroit pour recruter et organiser un nouveau monde sur les cendres de l’ancien ?

— Il n’y en a probablement plus beaucoup de vivants. N’importe quel nazi de haut rang du parti ou de l’armée aurait maintenant quatre-vingt-dix ans ou davantage.

— Le mystère s’épaissit, dit Pitt. Pourquoi un groupe de vieux nazis ressusciterait-il l’U-2015 et l’utiliserait-il pour détruire un navire de recherches ?

— Pour les mêmes raisons qui font qu’ils ont tenté de vous tuer à Telluride, et Al et Rudi sur l’île Saint-Paul, dans l’océan Indien.

— Je m’en veux de ne pas avoir encore demandé de leurs nouvelles, dit Pitt avec regret. Comment s’en sont-ils sortis ? Ont-ils trouvé une grotte avec des objets anciens ?

— En effet, répondit Sandecker. Mais ils ont frôlé la mort quand leur avion a été détruit avant qu’ils ne décollent pour rentrer au Cap. D’après ce que j’ai compris, un cargo a envoyé un hélicoptère avec six hommes armés pour exécuter tout intrus sur l’île et mettre la main sur ce que les passagers du Madras y avaient laissé après leur visite, en 1779. Al et Rudi les ont tués et ont abattu l’hélico. Rudi a pris une balle et souffre d’une mauvaise fracture au tibia. Il va bien et se rétablira, mais il va être plâtré pour un bon moment.

— Sont-ils toujours sur l’île ?

— Seulement Al. Un hélicoptère a pris Rudi il y a une heure, un appareil d’une frégate anglaise qui rentrait d’Australie vers Southampton. Il sera bientôt au Cap où il sera opéré dans un hôpital sud-africain.

— Six tueurs et un hélicoptère ! dit Pitt, admiratif. J’ai hâte d’entendre leur histoire.

— Elle est tout à fait étonnante, si l’on considère qu’ils n’avaient aucune arme pendant la première phase de l’affrontement.

— Le service de renseignements du Quatrième Empire est tout ce qu’il y a de plus étonnant aussi, dit Pitt. Avant que l’U-boat commence à tirer sur le Polar Storm, j’ai eu un bref échange avec son commandant. Quand je lui ai donné mon nom, il m’a demandé comment il se faisait que je sois dans l’Antarctique après le Colorado. Attention, amiral, cela me fait mal de le dire, mais je crois que nous avons un informateur dans ou autour des bureaux de la NUMA.

— Je vais m’en occuper, dit Sandecker qui sentait monter sa colère à cette seule pensée. En attendant, j’envoie le Dr O’Connell sur l’île Saint-Paul pour étudier sur place la crypte et les objets trouvés par Al et Rudi. Et je prends les dispositions pour que vous alliez les retrouver afin de superviser le transport des objets jusqu’aux États-Unis.

— Et les Français ? Est-ce que l’île ne leur appartient pas ?

— Ce qu’on ne sait pas ne peut pas faire de mal.

— Et quand est-ce que moi je retourne à la civilisation ?

— Vous dormirez dans votre lit à la fin de la semaine. Avez-vous autre chose en tête ?

— Est-ce que Pat et Hiram ont réussi à déchiffrer les inscriptions ?

— Ils ont déchiffré le système numérique. Selon l’analyse qu’a faite l’ordinateur de la position des étoiles sur le plafond de la crypte, les inscriptions ont 9 000 ans.

Pitt pensa avoir mal entendu.

— Vous avez dit 9 000 ?

— Hiram a daté la construction de la chambre à environ 7 100 ans avant Jésus-Christ.

Pitt était sidéré.

— Voulez-vous dire qu’une civilisation avancée existait avant les Sumériens et les Égyptiens ?

— Je n’ai guère eu le temps de me pencher sur l’Histoire ancienne depuis Annapolis, dit Sandecker, mais si je me rappelle bien, j’avais appris la même leçon que vous.

— Les archéologues ne vont pas être ravis d’avoir à récrire le livre des civilisations préhistoriques !

— Yaeger et le Dr O’Connell ont également bien avancé dans la lecture des inscriptions. Le début semble raconter une sorte de catastrophe mondiale survenue il y a très longtemps.

— Une ancienne civilisation inconnue rayée du monde par une grande catastrophe. Si je ne vous connaissais pas, amiral, je dirais que vous me parlez de l’Atlantide.

Sandecker ne répondit pas immédiatement. Pitt aurait pu jurer avoir entendu tourner les rouages dans la tête de l’amiral, à 13 000 kilomètres de lui.

Finalement, l’amiral dit lentement « l’Atlantide ». Il répéta le nom plusieurs fois, comme s’il était sacré.

— Aussi étrange que cela puisse paraître, vous êtes peut-être plus près de la vérité que vous ne l’imaginez.

 

Atlantide
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